L'Amour Et Le Temps
voudra, ajouta-t-elle, je ne me reproche rien. Si c’était à recommencer, je recommencerais. »
Le pesant véhicule était reparti lentement, tiré par ses cinq chevaux. Les enfants : Madame Royale, âgée de treize ans, le Dauphin, de six ans, se tenaient tantôt sur les genoux de leur mère, de leur tante ou de leur gouvernante. Elles portaient toutes les trois de petites robes communes, fripées par le voyage. L’habit du Roi aussi avait souffert. Dans ce costume bourgeois, poudreux et froissé, avec du linge plutôt sale, une cravate défraîchie, Louis XVI, suant de toute son épaisse figure, paraissait moins que jamais majestueux. Ils avaient tous des airs de naufragés. La voiture même offrait une image du luxe déchu. Le capiton de velours blanc était souillé, sali par la poussière, car les glaces restaient baissées et les rideaux de taffetas vert levés pour que, du dehors, on vît la famille royale. La poussière entrait, dansant dans les rayons du soleil bas.
Après la vivacité du premier contact, une gêne pesait maintenant sur les voyageurs. Malgré son flegme, Pétion se sentait un peu grisé par la situation. Ne voulant surtout point le laisser paraître, il montrait d’autant plus de raideur. Le Roi, ne sachant que dire, regardait lourdement de ses gros yeux bleus à fleur de tête, les mains posées sur ses cuisses grasses. La Reine, le voile de son chapeau à la chinoise rabattu sur le visage, se taisait. Barnave, par la glace de devant, apercevait sur le siège le dos des trois hommes qui avaient accompagné les fugitifs. L’un d’eux devait être Fersen, l’heureux comte, travesti en laquais sous la livrée jaune de Condé. La Reine surprit ce regard, devina la pensée du jeune homme. « Ces messieurs, dit-elle avec vivacité, sont M. de Moustier, M. de Malden, M. de Valory, trois courageux gardes du corps qui nous ont montré le plus grand dévouement et pour lesquels, monsieur, j’ai demandé d’abord votre protection. »
Barnave s’inclina. Le Roi, content de pouvoir parler, lui adressa la parole avec bonhomie. Il dit qu’il avait adopté sincèrement les principes de la Révolution, il fit l’éloge des « honnêtes gens » de l’Assemblée, mais celle-ci était en train de se mettre aux mains des comités qui devenaient autant de tyranneaux irresponsables.
La conversation s’engagea là-dessus. Comme le Roi déclarait qu’en s’éloignant il avait cru agir pour le bien, « puisque, après tout, la France ne peut être en république. – Il est vrai, Sire, dit tranquillement Pétion, reprenant un mot de Claude, les Français ne sont pas encore mûrs pour cela. » Il n’entendait pas laisser d’illusion aux souverains, quoiqu’il perdît beaucoup de son humeur contre eux. Il leur trouvait un air de simplicité familiale, fort plaisant pour un démocrate. Il n’y avait là rien de la représentation royale, rien de la Cour, mais au contraire une aisance toute domestique. La Reine appelait Madame Élisabeth sa petite sœur, et celle-ci lui répondait de même, disait au Roi : « Mon frère ». La jeune princesse jouait avec le petit Louis-Charles. Il s’appuyait aux jambes de Pétion qui se mit à lui caresser les cheveux, comme il le faisait à son propre fds, blond lui aussi. Distrait par les propos, il emmêlait les boucles du bambin. Sa mère le reprit. Vif, espiègle, il lui échappa, se glissa des genoux de Marie-Antoinette à ceux de Barnave, et, avisant les lettres en relief sur les boutons de l’habit, se mit à déchiffrer, syllabe par syllabe, la devise des Jacobins : Vivre libre ou mourir. « Ah ! maman, vous voyez si je sais bien lire ! » fit-il tout joyeux.
Le bon gros monarque souriait paternellement à cette scène. La reine elle-même se laissait aller. Elle avait relevé son voile. Elle entra dans la conversation, mais tristement, en évoquant le sort du malheureux comte de Dampierre, tué par les paysans à Sainte-Menehoulde, pour être venu saluer son Roi, et dont on avait pendant des lieues promené la tête à leurs portières. « Quelle sauvagerie !… Comment nous considère-t-on ! ajoutat-elle. Savez-vous, messieurs, qu’un garde national auquel j’offrais une cuisse de poulet, l’a refusée par crainte de poison ! »
Un peu plus tard, elle dit, avec un pauvre sourire quêtant une approbation :
« Ce matin, pour la Fête-Dieu, nous avons entendu à Châlons une messe constitutionnelle.
— Ce sont
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