L'Amour Et Le Temps
ainsi que leurs collègues du comité. Ils se réunirent au Manège après le souper, à six heures. La copie des articles n’était pas encore prête. Il fallut attendre. L’obscurité envahissait la salle où les hautes fenêtres, bleuissant derrière les tribunes, ne donnaient plus de jour qu’au plafond de poutres et de bois. Les huissiers allumèrent les lustres. On causait entre soi. « N’est-il pas étonnant, dit Claude à Pétion, que nous allions proposer au Roi une chose à laquelle nous ne croyons plus ? Si encore nous demeurions pour l’appliquer, nous pourrions le faire avec souplesse. Je crains qu’une assemblée toute neuve… Ah ! Maximilien n’a pas vu juste en cela. On accumule fautes sur fautes. » À huit heures et demie, le président parut. « Messieurs, dit-il, je viens d’annoncer au Roi la députation. Il me fait répondre qu’il est prêt à la recevoir. »
On sortit par le couloir des Feuillants. La nuit automnale était sombre et fraîche. Les députés marchaient en rangs de quatre, encadrés par vingt huissiers porteurs de flambeaux. Les gilets blancs, les culottes blanches et les buffleteries des gardes nationaux rangés en file des deux côtés du cortège se renvoyaient cette clarté. Derrière les uniformes bleus, assombris par la nuit, à la lueur des réverbères on apercevait une épaisse haie de peuple tout le long de la rue Saint-Honoré. Par le petit Carrousel, on gagna la cour des Tuileries où d’autres porte-flambeaux attendaient. Le Roi se tenait dans la salle du Conseil, entouré des ministres et de nombreux courtisans. Ce n’étaient plus les frelons de Versailles, émigrés, ni même les ultra-royalistes qui menaçaient de déclarer Louis XVI félon s’il acceptait la Constitution ; c’était une assistance dont le sérieux, la noblesse prêtaient au monarque de la majesté. Surpris de se sentir quelque peu ému, Claude se rappelait le brouhaha dans cette salle, deux mois auparavant, les gardes nationaux surveillant les trois gardes du corps dont on pansait les meurtrissures, et, dans l’antichambre à côté, ce gros homme avachi, en sueur, poussiéreux, toute la famille royale misérable comme des vovageurs perdus dans le tohu-bohu d’une poste. À présent, l’œil très bleu, le teint fleuri, Louis XVI regardait flegmatiquement Thouret s’avancer vers lui.
« Sire, récita le rapporteur en tendant au Roi le cahier contenant copie des articles, les représentants de la nation viennent présenter à Votre Majesté l’acte constitutionnel qui consacre les droits imprescriptibles du peuple français, qui rend au trône sa vraie dignité et qui organise le gouvernement de l’Empire. »
Le Roi, prenant le cahier, répliqua : « Je reçois la Constitution que me présente l’Assemblée nationale. Je lui ferai part de ma résolution dans le plus court délai qu’exige l’examen d’un objet si important. Je me suis décidé à rester à Paris. Je donnerai les ordres au commandant général de la garde nationale parisienne pour le service de ma garde. »
On eût dit deux automates prononçant les mots et exécutant les gestes réglés. Toute émotion avait disparu, chez Claude. Il pensait au monarque mécanique irrévérencieusement proposé par Condorcet. Mais un rouage grinçait dans la machine : Louis se prenait encore pour ce qu’il n’était plus.
« Vois-tu, expliqua Claude à Lise en la rejoignant chez eux, ce pauvre homme ne comprendra jamais. Il ne peut pas comprendre. Ce n’est pas tant l’orgueil, c’est la force de l’habitude, comme le disait justement Barnave, et plus encore la superstition. Louis en est imbu ; il restera toujours, pour lui-même, l’oint du Seigneur : une créature qui a reçu de son Dieu la mission et la majesté royales. Comment concevrait-il qu’il est en réalité un fonctionnaire, chargé tout simplement de constater les vœux de la majorité nationale et de les faire exécuter : un homme dont l’opinion n’entre pas en ligne de compte, dont l’importance ne se justifie que par celle de cette fonction ? S’il pouvait comprendre cela, je serais monarchiste, je crierais de tout cœur : « Vive Louis XVI ! » et je serais assuré du sort de la France. Malheureusement l’illusion n’est plus permise. Aussi, je te l’avoue, je souhaite que Louis repousse la Constitution. N’importe quelle république me paraît aujourd’hui moins dangereuse que cette monarchie où
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