L'Amour Et Le Temps
à Paris, rue du Pot-de-Fer où ce singulier individu apportait la parole de Londres. Il prisait, avec des façons gourmandes qui agaçaient Nicaut – pourtant tout pétri de tolérance, disciple de Voltaire, des physiocrates dont l’intendant Turgot avait voulu réaliser le programme en Limousin, surtout de Montesquieu, le grand propagateur de la philanthropie maçonnique. Au demeurant, tout le personnage lui déplaisait. D’abord parce que c’était un moine défroqué. Nicaut ignorait à peu près tout à son propos, mais cela du moins le savait-il : l’homme avait été bénédictin de Saint-Maur et en conservait quelque chose de papelard, une fausse onctuosité contredite par sa sécheresse de pensée et de sentiments, par une âcreté sourde qui devait fermenter en lui. Il n’inspirait confiance à personne. On s’en servait parce qu’il possédait une intelligence rapide, une exceptionnelle mémoire, s’affirmait diligent, prêt à toute besogne pourvu qu’elle pût contribuer à détruire la « superstition ». Il haïssait l’état dont il était sorti non sans peine, l’Église et ses « suppôts ». Agent utile, il n’en resterait pas moins un « apprenti », car il y avait en lui trop de choses indéfinissables, sinon suspectes. Le « Vénérable » Nicaut estimait les FF .˙. de Paris bien légers d’employer un individu si douteux.
Dépouillé de son manteau, son large chapeau enlevé, il offrait une apparence peu propre, évidemment, à inspirer la sympathie. Avec ce menton lourd et prolongé qu’avait remarqué Claude, il montrait une lèvre inférieure lippue, un nez mou, des yeux troubles derrière d’épaisses lunettes. Le tout agrémenté d’un front en dôme, d’où fuyaient les cheveux que l’on eût dit mités. Une figure sans âge, sans couleur, paraissant modelée par un caricaturiste dans de la cire rancie. Quant au corps, assez bien découplé, c’était celui d’un homme encore jeune. Il devait avoir entre quarante et quarante-cinq ans.
« Je suis chargé, poursuivait-il, de vous dire que tous les obstacles à la réunion des États seront levés. D’une façon ou d’une autre, le tiers aura les moyens d’y exercer une influence prépondérante. C’est aux affiliés de préparer, chacun dans sa sphère, les effets de cette influence. Auparavant, il faut faire réclamer de la manière la plus pressante la délibération par tête. Sachez enfin que durant l’été prochain de grands événements se produiront. Ils donneront au menu peuple conscience de ce qu’il est, on pourra dès lors se servir de lui. Jusqu’à ce moment, tenez-vous-en à l’action sur la bourgeoisie.
— Quelle sorte d’événements ?
— On ne me l’a pas révélé. Peut-être n’en sait-on rien encore. Violents, je pense. »
Il se tut. L’angélus sonna lentement à l’église Saint-Pierre-du-Queyroi toute proche. Le tintement fut repris, comme en écho, plus loin, plus haut, par Saint-Michel. Derrière le mur du bureau, un cheval sabotait dans son écurie.
« C’est tout ? demanda Nicaut.
— C’est tout. Mais, dites-moi, connaissez-vous un jeune couple qui paraît habiter place Dauphine, au coin de la rue des Combes ? Une femme très jolie, assez grande, vingt ans environ ; un garçon de vingt-cinq à trente, de bonne taille, l’air d’un robin bien nourri.
— Je vois. Il ne peut s’agir que des Mounier-Dupré. Il est avocat, lui.
— Un fils de Germain Mounier dont les parents vendaient en gros du carton, rue Ferrerie ? »
Le drapier acquiesça de la tête tout en se récriant : « Ah ! pour le coup, vous êtes d’ici ! Je m’en doutais.
— En effet. J’y suis né, j’y ai grandi. J’y reviendrai quand il en sera l’heure. Renseignez-moi sur ces jeunes gens. »
Nicaut aurait voulu savoir la raison de cette bizarre curiosité. S’en enquérir n’eût servi à rien. Quant à surprendre la pensée de cet homme ! Allez donc sonder ses yeux déformés par l’épaisseur des verres !… Il écouta sans mot dire le commerçant lui parler de Lise et de Claude, de la vivacité avec laquelle le jeune avocat « embrassait les idées nouvelles ».
« Comment se fait-il qu’un garçon de ce genre ne soit pas maçon ? demanda-t-il enfin.
— Cela ne convient pas à son caractère ; il est trop indépendant. Ce qui ne l’empêche point de nous servir d’une façon très efficace. Nous le pousserons. Il le mérite d’ailleurs,
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