Lancelot du Lac
mon enfant ! » supplia-t-elle. Mais sa voix se brisa : une étrange brume se levait brusquement sur le lac, enveloppant la jeune femme en blanc qui disparut dans un tourbillon de vapeurs où ciel et terre se confondirent. Incapable de supporter davantage la douleur qui broyait ses entrailles, la reine s’effondra sur le sol et s’évanouit.
Quand elle reprit connaissance, la brume s’était dissipée. La surface du lac était si calme, si paisible, seulement troublée par le reflet des arbres d’alentour, qu’il lui sembla que rien ne s’était passé. Hélas, la reine savait que son enfant n’était plus là, et qu’une fée des eaux – que pouvait-elle être d’autre ? – le lui avait ravi pour l’emporter dans un domaine mystérieux, là où les êtres humains n’ont pas accès. Alors, elle poussa un hurlement sauvage, voulut se précipiter à son tour dans les flots, et son écuyer eut toutes les peines du monde à la retenir sur le rivage (10) .
C’est alors qu’on entendit un cliquetis d’armes et le martèlement des sabots de plusieurs chevaux. Des guerriers firent irruption au bord du lac. Les hommes de Claudas, après une course folle à travers la forêt, avaient rejoint les fugitifs. Ils mirent pied à terre et se penchèrent sur le corps inanimé du roi Ban. Furieux d’être privés du triomphe de le ramener vivant ou de l’avoir tué dans la bataille, les hommes de Claudas tournèrent leur rage contre le malheureux écuyer qui fut percé de nombreux coups d’épée avant de s’écrouler dans l’herbe verte. Ils se saisirent du cheval qui portait les bagages et les richesses du roi défunt et emmenèrent avec eux la reine Hélène malgré ses cris et ses lamentations. Mais au moment où ils allaient quitter la rive, la reine entendit une voix lointaine, presque étouffée, une voix qui lui disait doucement : « Femme, ne t’inquiète pas ! Ton fils est sauvé ! La Dame du Lac l’a emporté avec elle afin d’en faire le meilleur chevalier du monde. Il reviendra un jour et tu seras fière d’avoir donné la vie à une telle créature ! Ne crains rien, femme, tout cela est écrit sur le grand livre des destinées ! C’est Merlin qui te le dit (11) … ».
2
La Dame du Lac
Claudas de la Terre Déserte était à Trèbe, dans la tour où il avait établi son campement. Lorsqu’il vit revenir ses hommes, il se hâta de leur demander ce qu’il était advenu du roi Ban. Il apprit sans déplaisir que celui-ci était mort, mais en lui-même, il regretta fort de ne pas s’être vengé plus cruellement de son ennemi : il se souvenait en effet avec amertume de ce qui s’était passé quelques années auparavant, quand il avait essayé d’envahir le royaume de Bénoïc avec l’appui du duc Frolle d’Allemagne. Ban et son frère, le roi Bohort, lui avaient alors infligé une sanglante défaite, aidés par le roi Arthur, et avec l’appui de Merlin le Devin. Le duc Frolle avait été tué par Arthur, et lui-même avait dû s’enfuir honteusement pour échapper à la mort. Mais le vent avait tourné, et Claudas se sentait maintenant le plus fort. Il avait d’ailleurs un sujet de satisfaction : ses hommes lui ramenaient le trésor du roi Ban, ce qui lui serait bien utile pour mener à bien ses projets de conquête de la Bretagne armorique. Le roi Arthur était trop occupé pour intervenir, Merlin avait disparu à jamais de la surface de la terre, le roi Ban était vaincu et mort : il suffisait maintenant de se lancer à la conquête des domaines du roi Bohort. Il ordonna de conduire la reine Hélène dans un monastère et de veiller à ce qu’elle n’en ressortît plus jamais. D’ailleurs, la pauvre femme n’en demandait pas plus : ce qu’elle désirait le plus au monde, c’était de se retirer afin de prier Dieu pour l’âme de son époux et la sauvegarde de son fils. Puis Claudas se mit en marche, à la tête de ses troupes, pour envahir le royaume de Gaunes.
On ne lui opposa guère de résistance car, deux jours après la mort de Ban, le roi Bohort, son frère, avait expiré à son tour, autant de chagrin que de maladie. Il laissait deux beaux enfants, Lionel, qui n’avait que vingt et un mois, et un autre, portant également le nom de Bohort, qui n’avait que neuf mois. Devant le danger que représentait Claudas, leur mère, la reine, dut s’enfuir, et c’est alors qu’un de ses vassaux, nommé Pharien, qui avait été un fidèle compagnon du roi
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