Lancelot du Lac
avait ramassé l’épée, Bohort le sceptre, et tous deux repoussaient leurs assaillants du mieux qu’ils pouvaient. Mais ils n’auraient pas pu résister longtemps contre tant d’hommes si la vertu des fleurs que Saraïde leur avait mises sur la tête n’eût empêché qu’aucune arme ne pût les blesser, et celle des colliers, que nul coup ne pût rompre leurs membres. Et Saraïde, les prenant chacun par l’épaule, les entraîna avec elle vers la porte.
Mais Dorin, s’apercevant de leur fuite, se précipita sur eux. Alors Lionel, qui tenait toujours l’épée à la main, lui coupa la joue et la moitié du cou tandis que Bohort, au même moment, lui fendait le crâne d’un coup de sceptre. Et Dorin tomba mort. À cette vue, le roi, qui avait grand courage, se releva, saisit l’épée d’un de ses barons, entoura son bras gauche de son manteau et courut vers les enfants sans se soucier d’exposer sa propre vie entre tant d’hommes excités et hurlants dont beaucoup le haïssaient à mort. En le voyant ainsi déchaîné, prêt à tout, Saraïde eut un instant de frayeur. Mais, se ressaisissant à temps, elle jeta un enchantement qui donna aux enfants l’apparence de ses deux lévriers et aux chiens celle de Lionel et de Bohort. Dans le même instant, elle se jeta au-devant du roi, dont l’épée la blessa au sourcil ; elle en porta la cicatrice toute sa vie.
« Ah ! roi Claudas ! s’écria-t-elle, j’ai chèrement payé ma venue en ta cour ! Tu m’as blessée et tu veux tuer mes lévriers qui sont les plus beaux du monde ! » Le roi regardait tout autour de lui, mais il commençait à ne plus comprendre ce qui se passait. Ses pensées devenaient confuses. Il crut voir les deux enfants s’enfuir, mais c’étaient les chiens qui se sauvaient, effrayés par le tumulte. Il les poursuivit, levant son arme pour les frapper au moment où ils passeraient la porte, mais ils la franchirent si lestement que l’épée s’abattit vainement sur le seuil et vola en éclats. Tout ahuri, Claudas regarda le tronçon qui lui restait en main. « Dieu soit loué ! dit-il, j’ai failli tuer les fils du roi Bohort de ma propre main ! Si je l’avais fait, le monde entier me l’aurait reproché et j’en aurais été honni à jamais ! »
Claudas revint en titubant au milieu de la salle où régnait toujours la plus grande confusion. Il ordonna de se saisir de ceux qu’il croyait être les fils du roi Bohort et les remit à la garde de ceux en qui il avait le plus confiance. Puis, il s’agenouilla sur le corps de son neveu et le pleura longuement. Mais si son chagrin était immense, celui de Pharien et de Lambègue ne l’était pas moins, car tous deux étaient persuadés aussi que Lionel et Bohort venaient d’être pris et craignaient que le roi ne se vengeât sur eux de la disparition de son neveu.
Cependant, les nouvelles allaient vite dans la cité de Gaunes. Ceux qui ignoraient que Claudas retenait prisonniers les fils de leur ancien seigneur, furent tout étonnés et manifestèrent violemment leur colère. Certains s’en prirent aux hommes d’armes de Claudas et les batailles se prolongèrent dans les rues et les ruelles tout au long de la soirée. Pharien et Lambègue s’en étaient allés dans la foule et ameutaient tout le monde, criant bien haut qu’il fallait tout faire pour délivrer des enfants innocents. De nombreux chevaliers et des bourgeois coururent aux armes et formèrent un cortège qui se dirigea vers le palais sous la conduite de Pharien.
Claudas avait fait placer le corps de son neveu dans une chapelle, et il continuait à se lamenter. « Ah, beau neveu ! gémissait-il, chevalier preux sans mesure, si tu avais vécu, personne n’aurait pu t’égaler ! Tu étais mon héritier bien-aimé et, pour toi, j’avais amendé mes anciennes façons afin de te laisser un royaume dont tu n’aurais pas rougi de ceindre la couronne… Hélas ! Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, et je vois bien qu’il me faut m’incliner devant la puissance du Ciel ! C’est sans doute à cause des fautes que j’ai commises qu’une telle douleur s’abat sur moi ! »
Claudas était en plein désarroi quand il entendit le tumulte que faisaient devant le palais les chevaliers et les bourgeois de Gaunes, auxquels s’étaient joints de nombreux barons de Bénoïc, ceux qui regrettaient leur ancien seigneur, le roi Ban, et la disparition du fils de celui-ci. Claudas se rendait
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