L'arbre de nuit
silencieux et graves, pétris d’un bonheur intense et affolés de détresse absolue.
C’est alors qu’ils virent Margarida. Elle s’était postée devant le portail, sous son maquillage de théâtre, soutenue par ses femmes dans ses brocarts.
— Bonsoir, François. J’espérais tant vous trouver ici. Asha ? Comme vous êtes jolie. Je le savais. Vous formez un merveilleux couple.
Il restait interdit, la jeune Indienne à son bras comme une nouvelle épousée.
— Je n’ai que quelques instants. Je voulais vous souhaiter bon voyage. À tous les deux. Cette traversée sera tellement horrible.
Asha avait compris de qui il s’agissait. Elle réagit aussitôt.
— Moi je ne pars pas, senhora.
Margarida eut un sursaut d’étonnement
— Ah non ? Vous vous aimez pourtant. Cela se lit dans vos regards. Vous êtes libre et vous le laissez partir seul ? Notre vie est bien étrange.
Ses yeux allaient de l’un à l’autre. Elle hésita puis elle prit les mains de la jeune Indienne.
— J’aurai besoin de vous parler plus tard. Entre femmes et sans mon armure de parade. Marianinha saura facilement vous trouver si vous le voulez bien. Nous aurons beaucoup de choses à nous dire.
Elle revint vers François pour lui parler à voix basse :
— J’aurais bravé tous les interdits pour vous annoncer quelque chose avant votre départ.
Le rubis palpitait à son doigt, reflétant les flambeaux alentour.
— Je vous devais déjà cette pierre, François. Je sais depuis quelques jours que je vous devrai maintenant le bonheur de transmettre moi aussi son secret à mon enfant. À notre enfant. Que Dieu vous protège en mer.
Elle s’écarta, porta son index à ses lèvres et le posa successivement sur les leurs en manière de baiser fugitif. Ses femmes guidèrent son demi-tour laborieux sur ses socques et elle s’éteignit dans la nuit de Noël. Les artificiers chinois mirent à feu leurs pétards de fête.
Nossa Senhora da Penha de França
L’irrégularité des marées de la mer des Indes les avait surpris. À Dieppe comme sur le littoral français, les deux marées quotidiennes sont d’égale amplitude. À Goa, la mer se gonfle successivement chaque jour d’une vraie marée puis d’une toute petite, à peine perceptible. Une malencontreuse conjonction de la lune et du soleil fit que, en cette fin de décembre, la marée grande découvrait pendant la journée les vases de la Mandovi luisantes sous le soleil. Les gabares et les embarcations ne pouvant accoster de tout le jour à la Ribeira de Santa Catarina, leur embarquement eut lieu à marée haute pendant la nuit du 26 au 27.
Nossa Senhora da Penha de França n’était pas plus impressionnante que la Monte do Carmo mais, malgré leur accoutumance, l’obscurité d’une nuit de nouvelle lune et la rumeur de la foule excitée travestissaient une affaire relativement banale en opéra dramatique. Des hurlements traversant les appels et les vociférations de routine contribuaient à rendre effrayante cette nuit particulière. L’opportunité était rare pour tous les malfaiteurs aux aguets de trouver rassemblés dans l’ombre, en un seul lieu, autant de biens offerts en liberté horsdes armoires de fer. Malgré leurs escortes, des fonctionnaires et des marchands étaient battus et dépouillés par les tire-laine accourus en meute de tout le territoire. Les patrouilles de soldats ne rassuraient pas les victimes en puissance, qui soupçonnaient chaque gardien de l’ordre d’être un carapuça. Elles n’avaient pas tort. Quelques-uns des sergents vers qui ils allaient en confiance étaient effectivement de ces soldats perdus qui tuaient par plaisir. Deux marchands malchanceux moururent sans un cri, étranglé l’un et percé l’autre d’un coup de poignard au ventre. Dans le noir, les nouveaux arrivants trébuchaient sur leurs corps en pestant.
La barque cogna contre la caraque et ils commencèrent son ascension, Jean suivant de très loin François, devenu familier de ces échelles diaboliques. Le tillac était presque totalement recouvert d’empilements de marchandises, et les cabanes de bois et de cuir de vache étaient déjà montées. Le désordre hallucinant les détendit, les forçant à rire. La stabilité du navire exigeant que les charges les plus lourdes fussent chargées dans les cales, rien n’empêchait formellement d’entasser les marchandises de moindre poids dans les hauts. Elles semblaient avoir échappé au
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