L'archer du Roi
et trois sacs de cuir remplis de pièces d’or qu’il avait jetés sur le
pont avant de donner l’accolade à Thomas.
Ensuite, le jeune archer s’était tourné vers son vieil ami.
Mais Will Skeat s’était contenté de lui adresser un simple regard, puis s’était
détourné. Thomas, qui s’apprêtait à lui adresser la parole, se retint. Skeat
portait une salade et ses cheveux, devenus blancs comme neige, dépassaient sous
le bord de métal usagé. Sa face était plus maigre que jamais, marquée de profondes
rides, et son regard était vague comme s’il venait de se réveiller. Il avait
tout d’un vieil homme, à présent. Or, il ne pouvait avoir dépassé quarante-cinq
ans. Mais au moins était-il vivant. Lorsque Thomas l’avait vu pour la dernière
fois, il était horriblement blessé, atteint par un coup d’épée qui lui avait
fendu le crâne et mis à nu le cerveau. Par miracle, il avait pu rejoindre la
Normandie et être confié aux soins experts de Mordecaï, le médecin juif que
l’on aidait à présent à franchir la précaire passerelle.
Thomas avança d’un pas prudent vers son vieux maître qui le
regarda d’un œil vide.
— Will ? risqua le jeune archer, Will ?
Au son de cette voix, une lueur s’alluma dans les yeux de
Skeat.
— Thomas ! s’écria-t-il. Par Dieu, c’est bien toi !
Le vieil homme s’avança d’un pas légèrement chancelant, et
les deux amis se donnèrent l’accolade.
— Par Dieu, Thomas, que c’est bon d’entendre une voix
anglaise ! De tout l’hiver, je n’ai entendu d’autre langage qu’un jargon
étranger. Par ma foi, mon garçon, tu parais plus vieux.
— Je suis plus vieux, répondit Thomas. Mais comment
vas-tu, Will ?
— Je suis vivant, Tom, je suis vivant, bien que je me
demande parfois si je n’aurais pas mieux fait de mourir. Me voilà devenu aussi
frêle qu’un poussin.
Skeat avait quelques difficultés d’élocution ; les mots
sortaient de sa bouche de façon indistincte, comme s’il avait bu.
— Je ne devrais pas t’appeler Will tout court, car à
présent tu es sir William ! dit Thomas.
— Sir William ? Moi ? s’esclaffa Skeat. Tu es
toujours aussi farceur, mon garçon. Trop intelligent pour ton bien, pas vrai,
Tom ?
Skeat n’avait aucun souvenir de la bataille de Picardie et
ne se rappelait donc pas avoir été fait chevalier par le roi avant le premier
assaut des Français. Thomas se demandait parfois si cette distinction n’avait
pas été destinée à galvaniser les archers, car, devant le nombre infiniment
supérieur des guerriers ennemis, le roi n’avait pas grand espoir en la survie
de ses troupes. Et pourtant, ses troupes avaient bel et bien survécu ;
elles avaient remporté la victoire, mais le prix à payer pour Skeat avait été
terrible.
Ce dernier ôta son casque pour se gratter le chef, révélant
une affreuse cicatrice bosselée et ridée sur un côté du cuir chevelu.
— Frêle comme un poussin, répéta le vieil archer, et je
n’ai pas décoché une flèche depuis des semaines.
Comme Villeroy larguait les amarres et faisait prendre le
courant au Pentecôte , Mordecaï intervint et réclama le repos pour son
patient. Puis il salua Thomas et se mit aussitôt à maugréer contre le froid,
contre les privations du siège et contre le sort qui lui faisait le mauvais
coup de l’envoyer à bord d’un bateau. Enfin, il adressa au jeune homme son bon
sourire de sage :
— Vous avez bonne mine, Thomas. Pour quelqu’un qui
s’est balancé autrefois au bout d’une corde, vous avez diablement bonne mine.
Comment sont vos urines ?
— Claires et douces.
— Votre ami, sir William… (Mordecaï tourna la tête d’un
mouvement brusque vers la cabine où Skeat avait été étendu sur une pile de peaux
de moutons)… son urine est très trouble. Je crains que vous ne m’ayez pas rendu
service en me l’envoyant.
— Il est vivant, cependant.
— Je me demande comment.
— Et je vous l’ai envoyé parce que vous êtes le
meilleur.
— Vous me flattez.
Mordecaï chancela légèrement, car le bateau avait roulé sur
une vaguelette dont personne, hormis lui, n’avait eu conscience. Mais le bon
docteur fut aussitôt sur le qui-vive. Eût-il été chrétien, il se fût signé pour
éloigner la menace du danger ; mais ne l’étant pas, il dut se contenter de
jeter un regard inquiet à la voile déchirée comme s’il craignait qu’elle ne
s’écroule en l’étouffant dans
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