L'archer du Roi
pourquoi il me plaît. Et lui aussi veut tuer
Taillebourg ?
— Nous sommes trois à vouloir sa mort.
— Alors, que Dieu vienne en aide à ce bâtard, parce que
nous allons jeter ses tripes aux chiens ! Mais il va falloir lui faire
savoir que tu te trouves parmi les assiégeants de Calais, hein ? S’il doit
se mettre à notre recherche, il doit savoir où tu es.
Pour atteindre Calais, le Pentecôte devait mettre le
cap sur l’est puis sur le nord, mais depuis qu’il avait quitté le port, il
paraissait moins naviguer qu’être soumis au caprice des flots qui le
ballottaient à leur gré. Un léger vent de sud-ouest l’avait poussé hors de
l’embouchure du fleuve, mais ensuite, bien avant qu’ils fussent hors de vue des
rivages normands, la brise faiblit et la voile déchirée se mit à claquer et à
taper sur la vergue. Le bateau roulait comme un tonneau, bercé par une houle
morne venue de l’ouest, où des nuages noirs s’amoncelaient comme une rangée de
lugubres collines. Le pâle jour d’hiver s’assombrit de bonne heure, ne laissant
apparaître qu’un dernier vestige de lumière sous les nuages. On voyait briller
çà et là quelques feux sur la terre plongée peu à peu dans l’obscurité.
— La marée va nous remonter là-haut, annonça Villeroy,
maussade, et ensuite, elle va nous faire redescendre. Nous monterons et nous
descendrons jusqu’à ce que Dieu ou saint Nicolas nous envoie du vent.
Et, effectivement, ainsi que le capitaine l’avait prédit,
ils remontèrent la Manche avec la marée, puis refluèrent avec elle. Thomas,
Robbie et les deux hommes d’armes de messire Guillaume descendirent à tour de
rôle dans la cale remplie de pierres pour aller écoper l’eau.
— Pour sûr, il prend l’eau, expliqua le géant à un
Mordecaï inquiet à l’extrême, tous les bateaux prennent l’eau. Il prendrait
l’eau comme une passoire si je manquais de le calfater tous les trois mois. Je
mets de la mousse et je prie saint Nicolas. C’est ça qui nous empêche de
couler.
La nuit était noire. Une brume humide s’étendait sur le
rivage où vacillaient quelques lointaines lumières. Les vagues venaient se
briser faiblement contre la coque et la voilure pendait, inutile. Pendant
quelque temps, ils naviguèrent près d’une barque de pêche éclairée par une
lanterne allumée sur le pont. Les pêcheurs remontèrent leur filet en chantant
en chœur, puis ils détachèrent les rames et s’éloignèrent vers l’est. Bientôt,
leur minuscule lueur disparut dans la brume.
— C’est le vent d’ouest qui arrive, comme toujours,
annonça Villeroy. Il vient de l’ouest, des terres perdues.
— Les terres perdues ? s’étonna Thomas.
— Oui, par là-bas, répondit le capitaine en désignant
un point dans l’obscurité. Si on navigue aussi loin que les hommes sont
capables de naviguer, on arrive jusqu’aux terres perdues, et il y a là-bas une
montagne plus haute que le ciel où Arthur dort avec ses chevaliers. (Il fit le
signe de croix.) Et tout en haut des falaises qui sont sous la montagne on voit
les âmes des marins noyés qui appellent leurs femmes. Il fait froid par là-bas,
toujours froid, il fait froid et c’est toujours plongé dans le brouillard.
— Un jour, mon père les a vues, ces terres, intervint
Yvette.
— C’est ce qu’il a dit, commenta son homme, mais il
faut reconnaître que c’était un fameux buveur.
— Il a dit que c’était plein de poisson, poursuivit
Yvette comme si elle n’avait pas entendu, et que les arbres étaient fort
petits.
— C’était du cidre qu’il buvait, il s’en est mis des
vergers entiers dans le gosier, mais il savait naviguer, ton père. Pris de
boisson ou à jeun, c’était un marin.
Thomas se mit à fouiller la nuit, les yeux fixés sur
l’endroit qu’ils indiquaient. Il imagina une traversée vers le pays où le roi
Arthur et ses chevaliers dormaient dans le brouillard, où les âmes des noyés
appelaient leurs amantes perdues.
— Il est temps d’aller écoper, lui dit Villeroy, le
ramenant à la réalité.
Le jeune archer descendit au fond de la cale et écopa l’eau
dans des seaux jusqu’à ce que ses bras soient engourdis de fatigue. Puis il
alla se blottir dans les peaux de mouton que le géant conservait sur son bateau
parce que, selon lui, il faisait plus froid en mer que sur terre, et, quitte à
se noyer, autant se noyer au chaud.
L’aube arriva lentement, en s’infiltrant dans
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