L'archipel des hérétiques
de
Jacobsz, le commandeur en fut très affecté. Il prit très mal la chose et
entra dans une rage noire 43 . Pelsaert n'avait rien d'un détective,
mais il mena l'enquête du mieux qu'il put, et Evertsz s'empressa de reprendre
son travail de sédition en faisant courir certains bruits :
« C'était là leur véritable but : répandre par la bouche
du maître d'équipage des rumeurs selon lesquelles les hommes auraient à subir
des punitions ou des sévices, sous prétexte de venger des femmes ou des catins
- chose que le capitaine ne laisserait jamais se produire, de son vivant 44 .
»
Mais, à la grande déception des conspirateurs, Pelsaert ne
prit aucune mesure qui fut de nature à lui attirer la rancune des matelots.
À cette modération du subrécargue, on ne peut voir qu'une explication
: Lucretia avait parlé et, même si elle n'avait pu identifier tous ses
assaillants, elle avait au moins reconnu leur chef, Jan Evertsz. Quoique
impossible à étayer, son témoignage aurait suffi à justifier l'arrestation du
maître d'équipage et son châtiment. Mais Pelsaert n'en fit rien, en partie
parce qu'il était encore convalescent, mais surtout parce qu'il devait
commencer à entrevoir la nature des forces qui s'organisaient contre lui. Et,
comme il le souligna dans le journal de bord, il soupçonnait en particulier, «
d'après une multitude de détails dont il avait pris conscience pendant sa
maladie, que le capitaine était le véritable instigateur de tout cela ». Il
avait compris à quoi il s'exposait, si ses soupçons se trouvaient confirmés, en
faisant mettre aux fers ses deux marins de plus haut grade -Evertsz et Ariaen
Jacobsz.
Le capitaine garda tout son aplomb, ne soupçonnant pas
qu'il était lui-même devenu suspect. Il avait la certitude que le commandeur attendait son heure 45 . Lorsque le Batavia arriverait à
proximité de Java et que Pelsaert pourrait compter sur l'appui des autorités
hollandaises, il passerait à l'acte, supposait-il. Il ferait arrêter les
suspects et les jetterait aux fers -ce qui suffirait à déclencher la révolte.
Le complot était à présent bien au point. Sous la
direction de Jacobsz, un petit groupe d'hommes de confiance interviendraient
dans les premières heures du jour, avant que la majorité des occupants du
navire ne soit réveillés. Ils forceraient le passage jusqu'à la cabine de
Pelsaert, dont ils s'empareraient. Ils le jetteraient par-dessus bord, tandis
que le gros de la troupe des mutins sortirait ses armes et clouerait les
écoutilles de l'entrepont aux vaches, pour empêcher les soldats d'intervenir.
Lorsque le navire serait entre leurs mains, ils n'auraient plus qu'à soudoyer
les quelque cent vingt matelots qu'il leur fallait pour manœuvrer le Batavia. En l'absence de chaloupe ou d'une île providentielle sur laquelle
ils pourraient les débarquer, le reste des occupants du bord - deux cents
personnes, comprenant les officiers loyaux à la compagnie, les passagers
inutiles et les hommes d'équipage indésirables - prendrait le même chemin que
Pelsaert.
La suite du plan était tout aussi simple. Une fois maîtres
de ce puissant bâtiment, les mutins deviendraient pirates 46 . Ils
s'approvisionneraient à Madagascar ou à l'île Maurice et, pendant un an ou
deux, attaqueraient les riches navires de commerce qui sillonnaient l'océan
Indien jusqu'à ce qu'ils aient amassé un butin suffisant pour faire la fortune
de tous les participants. Après quoi, ils s'établiraient quelque part, hors de
portée de la VOC, pour couler des jours tranquilles.
Le capitaine et l'intendant adjoint adoptèrent donc un
profil bas, en attendant les représailles qui ne manqueraient pas de s'abattre
sur les coupables, pensaient-ils, dès que le Batavia arriverait en vue
des côtes australiennes 47 .
Pour les occupants du retourschip, le grand
continent rouge n'était qu'une vaste lacune figurant sur leurs cartes sous le
nom de Terra Australis Incognito 48 - la Terre Australe
Inconnue. En 1629, son existence n'était pas encore établie de façon définitive 49 .
Certains géographes antiques, tels que le gréco-égyptien Ptolémée, en l'an 173
de notre ère, avaient imaginé de diviser le monde en quatre gigantesques
continents - l'Europe et ce que l'on connaissait de l'Afrique et de l'Asie, qui
était supposée occuper la portion nord-est du globe - mais cette masse de terre
semblait appeler un contrepoids. Les premières cartes du monde représentaient
donc, au
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