L'armée perdue
enfants dans des grottes dissimulées par la végétation, et les placèrent aussitôt sous surveillance. Ces villageoises avaient peut-être refusé de suivre les hommes sur les montagnes, à moins qu’elles n’eussent été prises de vitesse. C’était une découverte importante, et les généraux s’en réjouirent : ils avaient maintenant des otages à échanger contre le passage. Mais je ne partageais pas leur enthousiasme, supposant que les indigènes ne céderaient pas facilement.
La colonne que nous formions était si longue que la nuit tombait quand les derniers arrivèrent. Ils n’apportaient pas de bonnes nouvelles. Après avoir franchi le col, ils avaient subi une attaque et perdu quatre camarades, touchés par des dards et des pierres. Il y avait parmi eux une dizaine de blessés. Telle était l’accueil que nous réservaient ces terres sauvages.
Xéno et son arrière-garde avaient capturé quelques prisonniers : des bergers, qui avaient refusé d’abandonner leurs troupeaux.
Chacun chercha un abri pour la nuit. Les officiers s’installèrent dans les maisons. Les autres s’entassèrent là où ils le pouvaient. Personne ne voulait dormir à la belle étoile, car la nuit s’annonçait froide et humide. Bien entendu, les habitations n’étaient pas suffisantes : elles n’hébergèrent que le quart des soldats. Ceux qui avaient une tente la montèrent, les autres se construisirent des abris de fortune à l’aide de branchages ou de nattes, ou s’installèrent sous les auvents destinés aux animaux.
Je pensais à la pauvre fille enceinte : je me demandais si elle réussirait à franchir le prochain col en s’agrippant à la queue de mon mulet.
Xéno ordonna à nos serviteurs de monter notre tente et je préparai de quoi dîner. Il n’avait pas renoncé à écrire : il ouvrit son coffret, en tira un rouleau blanc, le fixa aux bords du couvercle comme s’il s’agissait d’une tablette et, à la lumière de la lampe, entreprit de tracer des signes dans sa langue. J’aurais aimé comprendre ce qu’il écrivait, mais il m’avait déjà dit que ce n’était pas nécessaire. Cependant, quand il était de bonne humeur ou quand il était satisfait, après l’amour, il me lisait son texte. J’avais vu les paysages et les objets qu’il dépeignait, mais avec d’autres yeux. Et j’avais vu aussi des choses auxquelles il n’avait pas accordé d’importance. Je les lui exposais, je les lui décrivais en détail, cependant je savais qu’elles n’auraient pas leur place sur le rouleau blanc qu’il déroulait presque chaque jour et remplissait de petits signes réguliers, parfaitement alignés. Ils étaient comme sa pensée : précis, organisés, prévisibles. Et pourtant, on voyait çà et là un saut, une hésitation, une précipitation, qui, me disais-je, trahissaient certainement son émotion.
Je sortis avant de me coucher et jetai un regard circulaire. Je n’étais pas la seule : nombreux étaient ceux qui tournaient les yeux vers le nord. Les sommets des montagnes étaient constellés de feux. Nos ennemis nous observaient d’en haut. J’appelai : « Xéno !
— Je sais, répondit-il d’une voix paisible. Il y a des feux sur les montagnes.
— Comment le sais-tu si tu ne viens pas les voir ?
— J’entends les discours de ceux qui les observent. »
Il était tellement absorbé dans son récit qu’il ne pouvait pas s’en détacher. J’allais rentrer lorsque mon attention fut attirée par une silhouette enveloppée dans un châle, qui gagnait le logement d’un de nos généraux, peut-être Cléanor. Je crus reconnaître son déhanchement et la courbe de ses hanches sous sa robe moulante, mais il était impossible de me fier à mes yeux dans l’obscurité.
Quand Xéno éteignit la lampe, je m’enfonçai dans le sommeil, cette tiédeur qui vous permet d’entendre et de percevoir ce qui se passe autour de vous mais vous empêche de bouger. Les cris des sentinelles qui énonçaient leur nom et leur régiment me parvinrent encore aux oreilles, puis la fatigue l’emporta et je plongeai dans le silence.
Lorsque je rouvris les yeux, Xéno n’était plus à mes côtés. Aussitôt après, nos deux domestiques démontèrent et plièrent la tente. Je demeurai là, sous un ciel parcouru de nuages de plus en plus noirs. Un vent impétueux s’était levé et le grondement du tonnerre retentissait au loin. En haut, sur les montagnes, de blanches colonnes d’eau
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