L'armée perdue
descendaient du ciel et les chênes ployaient sous le souffle du vent. Je ramassai en toute hâte nos affaires afin de les charger sur les mulets. Et en premier lieu, le coffret contenant le rouleau blanc.
Xéno confabulait avec d’autres généraux rassemblés autour de Sophos. Un groupe s’élança bientôt dans la direction du col avec un prisonnier. Il allait parlementer, proposer la restitution des otages en échange de notre passage. Mais rien ne garantissait qu’il y parviendrait.
Nos envoyés réapparurent bientôt. L’un d’eux, blessé par un coup de pierre, boitait. On ne les avait même pas laissés s’approcher.
Nous ne savions qu’une chose à propos de nos ennemis : qu’ils se nommaient Cardouques. Ils se considéraient comme les ennemis du Grand Roi, mais peu leur importait que nous le fussions aussi. À la fin de la réunion, Sophos distribua les ordres qu’on avait arrêtés : les bêtes invalides demeureraient sur place et les prisonniers seraient libérés, à quelques exceptions près.
Pour s’assurer que l’ordre serait respecté, une douzaine d’officiers se placèrent le long du sentier. Ils surprirent ainsi des soldats qui emmenaient, certains une jolie fille, d’autres un beau garçon choisis parmi les prisonniers, et les obligèrent à les relâcher.
L’entremetteur, qui louait les prostituées aux soldats, abandonna trois ou quatre de ses protégées. Deux d’entre elles boitaient : elles s’étaient certainement tordu la cheville sur le sentier accidenté que nous avions emprunté et étaient incapables d’affronter une nouvelle ascension ; d’autres étaient malades. Il aurait pu les installer sur ses ânes, mais à l’évidence il jugeait ces animaux plus précieux que ces femmes, étant donné la situation. J’étais dans l’impossibilité de les aider : j’avais déjà une fille sur les bras, et Xéno n’aurait pas accepté que j’en emmène une autre. Il veillait lui aussi à la bonne santé de ses bêtes.
Sophos entendait montrer aux indigènes qu’il n’avait pas d’intentions hostiles : il avait interdit les viols, les abus et même les larcins, bien qu’il y eût dans ces maisons de nombreux objets en bronze. Mais sa bonne volonté ne suffirait pas. Les Cardouques n’avaient qu’une seule idée en tête : ceux qui foulaient leur terre méritaient la mort.
L’armée entama son ascension en direction du col, et je m’assurai que la fille enceinte me suivait. Je lui parlais de temps en temps, car je savais que personne ne s’arrêterait pour lui prêter main-forte si elle tombait.
Les guerriers marchaient, revêtus de leur armure. Je compris pourquoi ils avaient les jambes si grosses et si musclées : dès l’adolescence, ils cheminaient des journées entières sous le fardeau de leurs armes. Leur force était impressionnante : ils portaient un énorme bouclier, une coque en bronze sur la poitrine, une lourde épée en bandoulière et une lance massive au poing, sortes d’extensions de leur corps.
L’armée possédait ses propres moyens d’expression, selon les situations. C’était un son confus fait de voix et de bruits. Dans la plaine, le roulement du tambour et la mélodie des flûtes scandaient chaque pas. Dans la montagne, on avançait comme on pouvait, sans tambours ni flûtes. Le silence se remplissait alors des mille voix des guerriers en marche. L’ensemble était étrange : une addition de mots, de cris, de râles et de hennissements, de cliquètements d’armes, de bruits dissonants qui se fondaient entre eux. Il arrivait que cette voix se tût ou s’assombrît. Tantôt, c’était le tintement des armes qui l’emportait, et alors l’armée parlait d’une voix métallique et coupante ; tantôt c’étaient les discours des hommes qui prenaient le dessus, et l’on entendait bruire ce corps gigantesque et multiforme, pareil à un marmonnement ou un grondement sombre, à un coup de tonnerre ou encore à un cri aussi aigu que les pics montagneux.
Bien que le sentier fût de plus en plus escarpé, les hommes marchaient sans difficulté. Mais le ciel était d’encre, et il se mit bientôt à pleuvoir, une pluie froide, dense et lourde qui me trempa immédiatement. Je sentais l’eau couler le long de mon dos, mes cheveux se coller à mon front, mes vêtements se plaquer à mes jambes, entravant ma marche. Les éclairs étaient effrayants : des torrents de feu déchiraient le ciel, lacéraient les grands nuages
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