Le Bal Des Maudits - T 1
talons.
– Asseyez-vous, sergent, dit-elle, et excusez ce désordre. C’est la guerre…
Elle éclata de rire.
– Après la guerre, j’achèterai une conduite. Je deviendrai une parfaite ménagère. Chaque épingle aura sa place. Mais pour l’instant…
Elle désigna le désordre ambiant.
– Nous devons essayer de survivre. Parlez-moi du lieutenant.
– Eh bien…
Christian, embarrassé, essaya de se souvenir d’un acte amusant ou héroïque accompli par le lieutenant, essaya, aussi, de se souvenir de ne pas dire à sa femme qu’il avait deux maîtresses à Rennes et qu’il était l’un des profiteurs du marché noir les plus actifs de toute la Bretagne.
– Eh bien… Il est très mécontent, comme vous le savez, de…
– Oh !
Elle se redressa et se pencha vers lui, le visage animé.
– Et le cadeau. Le cadeau. Où est-il ?
Christian émit un petit rire embarrassé. Il ouvri t son sac et en sortit le petit paquet. Il avait conscience du regard de M me Hardenburg. Lorsqu’il se retourna, elle ne baissa pas les yeux, mais continua de le regarder, fixement, impudemment. Il se dirigea vers elle, lui remit le paquet. Elle le prit, sans le regarder, ses yeux dans ceux de Christian, un léger sourire équivoque au coin de ses lèvres. « Elle a l’air d’une Indienne, pensa Christian, une sauvageonne américaine. »
– Merci, dit-elle enfin.
Elle développa le petit paquet. Ses gestes étaient nerveux et efficaces, ses longs doigts aux ongles rouges déchirèrent rapidement le papier brun plissé.
– Ah ! dit-elle sans enthousiasme. De la dentelle. À quelle veuve l’a-t-il volée ?
– Pardon ?
M me Hardenburg rit, toucha l’épaule de Christian, d’un geste d’excuse.
– Rien, dit-elle. Je ne veux pas détruire les illusions des troupes de mon mari.
Elle disposa la dentelle autour de sa tête. La dentelle retomba en souples lignes noires sur le fond pâle de ses cheveux blonds.
– Comment trouvez - vous ça ? dit-elle.
Elle pencha la tête, tout près de Christian, avec une expression que Christian était trop vieux pour ne pas reconnaître. Il fit un pas vers elle. Elle leva les bras et il l’embrassa.
Elle se dégagea. Elle pivota, sans le regarder davantage, et le précéda dans la chambre à coucher, la dentelle pendante le long du dos , jusqu’à ses hanches mouvantes, « Pas de doute, pensa Christian en la suivant doucement, c’est autre chose que Corinne. »
Le lit était bouleversé. Il y avait deux verres sur le plancher et un tableau ridicule, représentant un berger nu en train de faire l’amour avec une bergère musclée, au flanc d’une verte colline. Mais ça valait mieux que Corinne. Ça valait mieux que toutes les autres femmes qui avaient traversé la route de Christian, mieux que les écolières américaines qui venaient en Autriche faire du ski, mieux que les Anglaises qui se glissaient la nuit hors de leur hôtel, lorsque leurs maris étaient endormis, mieux que les vierges ardentes de sa jeunesse, mieux que les belles-de-nuit des cafés parisiens, mieux qu’il aurait cru qu’une femme puisse être. « Si seulement le lieutenant pouvait me voir », pensa-t-il avec une sauvage satisfaction.
Ils restèrent allongés côte à côte, épuisés, regardant leurs corps, dans le jour cru de midi.
– Depuis que j’ai vu cette photographie, dit M me Hardenburg, j’ai attendu de te rencontrer.
Elle se pencha, par-dessus le bord du lit, ramena une bouteille entamée.
– Il y a des verres propres dans la salle de bains, dit-elle.
Christian se leva. La salle de bains sentait le savon parfumé. Une pile de dessous roses gisait sur le sol, près de la baignoire. Il prit deux verres et revint vers le lit.
– Retourne à la porte, dit M me Hardenburg, et reviens lentement vers moi.
Christian sourit, un peu embarrassé, et exauça son désir. À la porte de la salle de bains, il fit volte-face et revint, sur l’épaisse moquette les verres à la main, rougissant presque, dans sa nudité, de sentir sur lui le regard ardent de la femme.
– Il y a tant de vieux colonels obèses, à Berlin dit-elle, qu’on finit par oublier qu’un homme puisse être fait comme ça.
Elle leva la bouteille.
– Vodka, annonça-t-elle. Un de mes amis m’en a rapporté trois bouteilles de Pologne.
Il s’assit sur le bord du lit, tendit les deux verres. Elle les remplit, posa la bouteille sur le plancher, sans prendre
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