Le Bal Des Maudits - T 2
hanté, sorti tout droit d’un roman de Dostoïevski, méchant et presque fou, avec un visage marqué par les jouissances mauvaises et les visions obsédantes de la mort. Nos généraux, pensa-t-il, ont l’air d’individus capables de vous vendre un terrain à bâtir ou un aspirateur, mais certainement pas de vous entraîner à l’assaut des murs d’une forteresse. Fortinbras, Fortinbras, n’as-tu donc jamais quitté les rivages d’Europe ? »
– À quoi penses-tu ? demanda Louise.
Il se retourna. Elle était debout près de lui.
– Les têtes de nos généraux, dit-il. Elles ne me reviennent pas.
– L’ennuyeux, dit Louise, c’est que tu as une psychologie de simple soldat.
– Oh combien !
Il regarda Louise. Elle portait un tailleur gris à carreaux, avec un chemisier de teinte sombre. Ses cheveux roux, austèrement coiffés au sommet de son petit corps élégant, brillaient parmi les uniformes. Michael ne savait jamais s’il désirait Louise ou si elle l’ennuyait. Elle avait un mari, quelque part dans le Pacifique, un mari auquel elle faisait rarement allusion, remplissait pour l’O. W. I. des fonctions semi-confidentielles et semblait connaître toutes les « huiles » du Royaume-Uni. Elle agissait avec les hommes d’une manière rusée et habile et était toujours invitée dans des résidences célèbres où de hautes personnalités militaires parlaient sans contrainte des secrets les plus dangereux. Michael était sûr qu’elle connaissait la date du jour J et les objectifs qui seraient bombardés en Allemagne au cours des semaines à venir, et la date de la prochaine entrevue de Churchill avec Staline et Roosevelt. Elle avait largement dépassé la trentaine, mais paraissait beaucoup plus jeune. Avant la guerre, elle avait vécu modestement à Saint Louis, où son mari était professeur dans un collège. Après la guerre – Michael en était sûr – elle se présenterait au Sénat et serait nommée ambassadrice quelque part. Lorsqu’il envisageait les choses de cette manière, Michael avait pitié du mari exilé en Nouvelle-Calédonie, rêvant sans doute, en ce moment même, de son foyer modeste et de sa paisible épouse de Saint Louis.
Michael sourit, conscient des regards torves que lui jetaient deux ou trois officiers supérieurs, et dit :
– Pourquoi diable, au milieu de toutes ces grosses légumes qui te dévorent des yeux, perds-tu ton temps avec ma misérable personne ?
– Il faut bien que je me tienne au courant du moral des troupes, dit Louise. Le Simple Soldat, ses Us et ses Coutumes. J’ai envie d’écrire là-dessus un bel article pour le Journal de la Femme.
– Qui finance cette réception ? demanda Michael.
– L’O. W. I., dit Louise, en monopolisant le bras de Michael. Pour l’Établissement de Relations meilleures entre nos Forces Armées et celles de nos Nobles Alliés britanniques.
– C’est pour ça que je paie des impôts, dit Michael. Pour payer du scotch aux généraux.
– Pauvres chéris, dit Louise. Ne leur en veuille pas trop. Leurs beaux jours sont presque terminés.
– Fichons le camp d’ici, dit Michael. Je puis à peine respirer.
– Tu ne veux pas boire un verre ?
– Non. Que dirait l’O. W. I. ?
– S’il y a une chose que je ne peux pas souffrir, chez les simples soldats, dit Louise, c’est bien leur air de supériorité offensée.
– Fichons le camp d’ici, répéta Michael.
Il vit un colonel britannique aux cheveux gris foncer dans leur direction et tenta de pousser Louise vers la sortie, mais il était déjà trop tard.
– Louise, dit le colonel, nous allons dîner au Club, et si vous n’avez rien à faire…
– Désolée, coupa Louise, sans lâcher le bras de Michael. La personne que j’attendais est arrivée. Le colonel Treanor. Le soldat de première classe Whitacre.
– Enchanté, mon colonel, dit Michael.
Inconsciemment, il se mit au garde-à-vous avant de lui serrer la main.
Le colonel était un bel homme, svelte, aux yeux froids, avec, sur ses revers, les insignes rouges de l’état-major général. Il ne sourit pas lorsqu’il serra la main de Michael.
– Vous êtes bien certaine de ne pas pouvoir venir, Louise ? dit-il impoliment.
Il la regardait, le visage curieusement pâle, en se balançant un peu sur ses talons. Et, soudain, Michael se rappela son nom. Il avait entendu dire, plusieurs mois auparavant, qu’il y avait anguille sous roche entre
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