Le Bal Des Maudits - T 2
confortablement. Il s’endormit. Dix secondes plus tard, un brin de paille l’éveilla en se glissant dans son oreille. Il remua la tête, d’un petit geste convulsif et inefficace, comme s’il avait perdu le contrôle de ses muscles. Deux obus atterrirent à proximité, et il se dit, vaguement, que l’un d’entre eux devrait monter la garde pendant le sommeil des deux autres ; puis il se dit, tout aussi vaguement, qu’il allait se relever pour en discuter avec
Burnecker et Cowley et, promptement, se rendormit.
Il faisait presque nuit lorsqu’il s’éveilla de nouveau. Une étrange trépidation secouait la grange des pieds à la tête. Longtemps, Noah demeura immobile. Il faisait bon se reposer sur la paille sèche, dans l’odeur chaude des vieilles moissons et du bétail disparu, sans bouger, sans penser, sans se demander quel était ce bruit, sans se soucier de sa faim et de sa soif et de la distance qui le séparait de son foyer. Il tourna la tête. Burnecker et Cowley dormaient toujours. Cowley ronflait, mais Burnecker dormait paisiblement. Son visage, dans la demi-obscurité du grenier, était enfantin et calme. Noah se surprit à sourire tendrement au spectacle du sommeil confiant de Burnecker. Puis son cerveau parvint enfin à interpréter le sens du bruit que percevaient ses oreilles et de la trépidation qui ébranlait la grange. Il s’agissait de lourds camions défilant sur la route et de lourdes charrettes tirées par de nombreux chevaux.
Noah s’assit sur le plancher du grenier, rampa jusqu’à la fenêtre et regarda. Des camions allemands passaient sur la route, tandis qu’à une courte distance des hommes actifs et silencieux chargeaient des munitions dans d’autres camions et charrettes hippomobiles. Noah réalisa, soudain, qu’il se trouvait en présence d’un vaste dépôt volant de munitions où, sous le couvert de la nuit tombante, à l’abri désormais des forces aériennes, les unités d’artillerie allemandes venaient chercher leurs munitions du lendemain. Il écarquilla les yeux, pour percer le brouillard et l’obscurité, tandis qu’à portée de fusil les soldats allemands chargeaient dans les camions et les lourdes charrettes les longs paniers d’osier qui contenaient les obus de 88 millimètres. Il était étrange de voir tant de chevaux, comme des visiteurs de guerres oubliées. Ils donnaient à la scène, tous ces gros animaux patients et lourds, dont des soldats tenaient les rênes, un caractère inoffensif et suranné.
« Nom d’un chien ! pensa automatiquement Noah, voilà un dépôt dont ils aimeraient connaître l’existence, au quartier général divisionnaire d’artillerie. » Il retourna ses poches, y dénicha un bout de crayon.
Il l’avait utilisé, sur la péniche de débarquement – il y avait de cela combien de jours ? – pour écrire une lettre à Hope. Le moyen lui avait paru bon d’oublier où il se trouvait, d’oublier les obus qui le cherchaient sur la mer, mais il avait dû bientôt s’interrompre. « Ma chérie, je pense à toi sans cesse. (Quel cliché ! N’eût-il pas dû, en un moment tel que celui-là, écrire quelque chose de plus profond, extérioriser quelque secret intime jamais encore exprimé ?) Nous allons bientôt entrer en action, ou nous sommes déjà en pleine action, si tu préfères, bien qu’il soit difficile d’imaginer une bataille au milieu de laquelle il soit possible d’écrire une lettre à sa femme… » Puis il lui avait fallu s’interrompre, car sa main s’était mise à trembler nerveusement. Il avait remis le crayon et la feuille de papier dans sa poche. Il se fouilla, cherchant la lettre commencée, mais ne la trouva pas. Il sortit de son portefeuille la photo de Hope et de leur bébé, la retourna. Au dos, Hope avait écrit : « Photo d’une mère inquiète et d’un bébé nullement inquiet. »
Noah regarda par la fenêtre. À moins d’un kilomètre, en ligne droite, s’élevait le clocher d’une église. Soigneusement, Noah dessina une petite carte, sur laquelle il marqua l’emplacement du clocher, mentionnant la distance approximative qui le séparait du dépôt de munitions. À cinq cents mètres vers l’ouest, il repéra un groupe de quatre maisons et le porta sur son plan. Puis il examina l’ensemble d’un œil critique. Ça ferait l’affaire. Si jamais ils rejoignaient leurs propres lignes, sa petite carte ferait très bien l’affaire de l’artillerie divisionnaire.
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