Le bouffon des rois
la gabelle
Suis donc un
régime sans sel.
Tous ces impôts indirects ou qui ne représentaient pas plus
de la moitié des revenus de chacun étaient bienvenus pour renflouer le trésor
royal.
Mon roi, par son sens profond de l’économie à la limite de
l’avarice, attirait la moquerie de certains de ses courtisans. Quand des
« âmes charitables » lui rapportaient ces discourtoisies, il n’en
prenait point ombrage et répondait en souriant :
« J’aime beaucoup mieux les faire rire de mon avarice
que de faire gémir mon peuple de mes profusions. »
Et il ajoutait :
« L’amour du peuple vault trésors ammassez. »
Quand, au tout début de son règne, on vint lui annoncer
qu’il n’y avait pas assez de réserves dans le Trésor pour payer les obsèques
royales du feu roi Charles VIII et que les funérailles seraient des plus
confidentielles, il refusa tout net et prit en charge sur son propre argent
l’enterrement somptueux de son prédécesseur qu’il ne portait pourtant pas au
plus haut dans son cœur.
Le peuple touché par ce premier geste de générosité et de
grandeur put admirer la fière allure de son nouveau souverain dans la pourpre
de ses habits de deuil royal, qui faisait corps avec son grand destrier noir.
Ce jour-là, sa royauté laissa transparaître toute la noblesse qui était en lui.
Même si leur architecture majestueuse et la beauté des
salles voûtées nous donnaient une sensation de quiète félicité, la vie derrière
les remparts des châteaux était bien monotone. Les occasions de se distraire
étaient rares et l’effervescence était grande du fin fond des caves jusqu’aux
créneaux des donjons quand le grincement de la grille du pont-levis se faisait
entendre les jours de fête pour laisser entrer ménestrels, jongleurs et autres
baladins conteurs de facéties. Le rire, les chants et la musique qui allaient
résonner agréablement et remplir les hautes voûtes du château, nous faisaient
oublier pour un temps l’ennui pesant et les réalités de la violence de la
chasse, de la guerre ou tout simplement de la vie courante. Le rire devenait
alors la nourriture inattendue et salvatrice qui coulait comme un miel
succulent tout au creux de nos entrailles.
Car si mon économe de roi ne manquait pas de donner de
grandes fêtes en l’honneur de la reine de son cœur, même la magnificence des
réjouissances et des banquets se voulait raisonnable. Il avait à cœur de
surveiller les dépenses en avertissant bien Florimond Robertet qu’il ne fallait
en aucun cas que cela coûtât un denier de plus pour les charges du peuple.
Mes prestations devenaient de plus en plus fréquentes
et – je dois te l’avouer sans aucune modestie – toutes plus
remarquables les unes que les autres. Je commençais à être un maître incontesté
dans l’art de la bouffonnerie. Par la métaphore du rire je donnais à mes propos
un tour imprévisible, cocasse et satirique, je mettais fin aux bouffons de cour
niais que tout un chacun considérait comme un animal de foire distrayant durant
quelques minutes et que l’on verrouillait ensuite dans sa cage, récompensé par
une abondante nourriture s’il avait bien exécuté ses facéties ou corrigé avec
des verges s’il n’avait pas été l’amuseur que l’on attendait.
Je n’étais plus un « homme du Moyen-Âge », je
ressentais comme mes contemporains un véritable renouveau, un bouleversement
total d’une époque révolue. Évidemment, des renaissances avaient fleuri à
partir de l’époque carolingienne avec de semblables analogies et influences,
mais elles étaient bien différentes. On sentait venir, portée par un vent aux
senteurs de basilic, une culture qui nous arrivait de par-delà les Alpes. Un
bon nombre d’artistes italiens venaient travailler en France, la vie devenait
plus active, mondaine, politique, civile et engagée. C’était un fait :
l’homme nouveau naissait.
Et moi, qui étais-je ? Un fantaisiste ? Sûrement.
Mais pas seulement ! Mon esprit s’accordait parfaitement avec mon physique
biscornu. J’étais le fol sage. Et si l’on pense que tous les hommes qui nous
gouvernent sont fous, le seul homme sensé ne peut être que le fou véritable.
Laisser la parole à la folie, c’est aussi faire entendre la voix de la vérité
qui fait tomber les masques des faux sages, déstabilise les hypocrites et
dérange les artificieux. Au milieu de cette cour, j’incarnais le bon sens
populaire en
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