Le calice des esprits
buccales, du jus de lierre contre
l'inflammation du nez, du mouron bouilli dans du vin contre les rhumatismes et
de l'amande douce contre les douleurs d'oreilles. Il fallait nettoyer et panser
les habituelles coupures et balafres, réduire les fractures et immobiliser le
membre atteint, appliquer les cataplasmes. Je recommandais la propreté. Quand
on se plaignit de plus en plus souvent de vomissements et de diarrhées,
j'examinai les réserves de viande, salée ou mise à mariner pour l'hiver, et
découvris qu'une partie était si avariée, si putride, qu'elle grouillait de
vers. Sandewic était fou de rage : le boucher coupable fut donc mis au
pilori une journée entière, des morceaux de l'immonde saleté qu'il avait vendue
autour du cou, pendant qu'on offrait les autres aux passants pour qu'ils les
lui jettent à la figure.
Le plus important, pour moi, fut
que, sans susciter le moindre soupçon, Demontaigu entra dans la maison
d'Isabelle. Maints scribes et clercs mineurs, issus des collèges d'Oxford et de
Cambridge, qui cherchaient un emploi, nous avaient inondées de suppliques.
Demontaigu était l'un d'entre eux. Muni de faux documents, comme ce devait être
le cas de bien des postulants, il se présenta devant Casales, Sandewic et
Rossaleti. Il parlait couramment l'anglais, le français, le castillan et le
latin. Il dit qu'il était soldat, qu'il avait étudié à Bologne et Ravenne,
qu'il était gascon de naissance, avait parcouru l'Europe, était devenu expert
en écriture de Cour, fort adroit pour préparer et sceller des documents, et
qu'à présent il cherchait de l'avancement en entrant au service de la reine.
Gardant toujours son masque, il avait renoncé au nom de son père et se cachait
sous celui de sa mère afin de pouvoir mélanger vérité et mensonge. Quand on l'interrogea,
il se comporta avec respect et courtoisie, et la recommandation faite à
Isabelle de l'engager étant sans réserve, il fut appointé clerc principal de la
Cire rouge au service de la garde-robe de la reine. Sa présence me réconfortait
beaucoup. Mais je suivais les conseils d'Isabelle de progresser avec prudence
et de me reposer sur les travaux quotidiens de sa maisnie pour lui permettre de
s'impatroniser.
Demontaigu jouait son rôle,
devenant l'ami de tous et n'étant de ce fait l'allié de personne dans les
mesquines factions et les querelles de préséance qui éclatent sans cesse dans
toute grande maison. Quand nous nous rencontrions dans une réserve pour faire
des comptes ou vérifier la distribution des marchandises, nous parlions à voix
basse. Demontaigu avait changé ; il ne se souciait plus de sa propre
situation et semblait surtout s'intéresser à ce qui m'arrivait. O Domine
Jesu — c'est lui qui m'incita à écrire en code le récit de ma
vie. Je le possède encore aujourd'hui.
— Faites la liste, me pressait-il,
faites la liste des événements. Ce sont des symptômes, Mathilde, cherchez-en
donc la cause. À la fin, toute chose va vers sa conclusion logique ; il
doit y avoir, il y aura, une solution à chacune de ces questions.
Je pensai souvent à ces mots pendant
les jours qui précédèrent le couronnement. Je consacrais mon temps à aider la
princesse, dispenser des soins et me remémorer le passé. Demontaigu disait vrai
et me poussait à agir. Le choc et la souffrance des dernières semaines se
dissipaient. Pourquoi devrais-je rester là comme une pieuse novice et être
attaquée, menacée, effrayée et persécutée par les puissants ? Je pouvais
riposter. Oncle Réginald, en maître intraitable, avait toujours exigé que je
tienne un registre des symptômes.
— Mets par écrit tout ce que
tu constates sur une affection ou les simples, m'ordonnait-il. Étudie ce que tu
as noté, réfléchis, essaye de trouver une disposition commune et des
changements illogiques. Mathilde, notre vie est gouvernée par deux
choses : la passion et la logique. Elles ne sont point contradictoires,
mais se complètent.
Il me caressait le front.
— Je t'aime comme une fille,
Mathilde, et veux, par conséquent, que tu sois attentive. Quel est donc le
premier élément de ma déclaration ?
— La passion, mon oncle.
— Parfait. Et le
second ?
— La logique, avais-je
répondu en souriant.
Douce Vierge Marie, même
maintenant, des années plus tard, les larmes me viennent aux yeux. Par ce
sombre mois de février, le fantôme de Réginald de Deyncourt régnait de plus en
plus sur mon âme.
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