Le calice des esprits
Peut-être était-ce à cause de l'arrivée de Demontaigu, de ce
qu'Isabelle nommait le changement de marée ou peut-être, comme un homme qui se
bat à l'épée, voulais-je sortir de l'ombre pour affronter mes ennemis. Je
repris mes notes intimes pour consigner dans mon code malhabile tout ce dont je
me souvenais : la matinée devant le dépositoire, l'agression dans
l'escalier à Cantorbéry et, plus important que tout, le moment où j'avais
poussé la porte de messire de Vitry. J'ajoutai les petits détails de ces
jours-là — ce que j'avais mangé, ce que j'avais vu — pour
aiguillonner ma mémoire. J'imitai l'art de la médecine en me concentrant avec
précision sur ce dont j'avais été témoin, sur ce que j'avais subi et médité.
J'en revenais souvent au massacre chez Vitry. Ce jour-là, j'avais occis un
homme. J'étais bouleversée, j'avais fui, et mon âme était éperdue. Je me
rappelai mon entrée chez le marchand et m'attachai à un point : l'huis
principal était ouvert, ni le loquet ni les verrous n'étaient tirés. Pourquoi ?
L'assassin avait pu frapper et s'enfuir mais, sans nul doute, il aurait pris la
peine de barrer la porte de devant et se serait échappé par une fenêtre pour
que les meurtres soient ignorés le plus longtemps possible. Était-ce ce qui
s'était passé ? Avait-il omis cette précaution ? Ou, et j'en étais de
plus en plus certaine, l'avais-je pris de court ? Avais-je pénétré dans la
demeure avant qu'il ait eu le temps de tourner la clé et de verrouiller la
porte ? Un meurtrier fermerait l'huis, bien sûr, de peur que quelqu'un
n'entre derrière lui comme je l'avais fait. Je revoyais le corridor, les
recoins sombres et les petites pièces qu'il desservait. L'homme s'y
tapissait-il à mon arrivée ? Mais si c'était le cas, pourquoi ne
m'avait-il pas agressée ? Je posai ces questions à Demontaigu, lui aussi
perplexe.
— En effet, en effet,
avait-il murmuré quand nous nous étions rencontrés dans un coin discret du
Château de la Tour. Le trépas de Vitry est au cœur de tout ce mystère. Ce qui
s'est passé ce jour-là en est peut-être la clé. Voyons, avait-il ajouté,
qu'aurais-je fait si j'avais été à la place du criminel ?
Il avait plissé les yeux.
— J'aurais clos l'huis
derrière moi. Oui, Mathilde, c'est ce que j'aurais fait. Pourquoi donc l'a-t-il
négligé ?
Quoi qu'il en soit, je ne pouvais
pas rencontrer Bertrand bien souvent. La Tour était un endroit limité et fermé
et je ne savais à qui me fier. J'étais néanmoins heureuse qu'il soit clerc de
plein droit chez Isabelle et qu'il reçoive habits et gages chaque trimestre à
partir des Pâques prochaines. Il avait signé un contrat avec William de Boudon,
le contrôleur replet et enjoué, clerc anglais de haut rang appartenant au Banc
du roi, un homme qui, par la suite, joua un rôle important dans les affaires de
ma maîtresse. Mais c'est une autre histoire.
Boudon appréciait Demontaigu et
avait souvent recours à ses services, aussi, à la Tour, tentais-je de garder
mes distances. Isabelle et moi étions déterminées sur un point :
Demontaigu ne devait s'en prendre ni à Marigny ni à aucun Français de son
entourage, ce qui n'aurait fait que nous mettre en danger, elle et moi. Il
avait juré d'obéir, la main sur les Évangiles. Il ne toucherait pas à Marigny,
mais Bertrand avait ajouté ces mots menaçants : « aussi longtemps
qu'il se trouvera en Angleterre ».
Quand arriva la troisième semaine
de février 1308, la Tour était devenue le centre de la Cour anglaise, de nuit
comme de jour, jours fériés comme jours ordinaires, et tout tournait autour des
préparatifs du couronnement. Baquelle, imbu de sa propre importance, courait à
droite et à gauche, et se réjouissait sans retenue que le roi l'ait nommé,
ainsi que Casales, Chevalier du Chœur pour la cérémonie. Les deux hommes, en
armure de plates recouverte de la livrée royale, se tiendraient dans des pavillons
ouverts érigés pour la circonstance sur le côté des marches du chœur. Baquelle
nous affirma avec enthousiasme que les charpentiers construisaient déjà les
tentes aux lourdes charpentes dans les transepts de l'abbaye. Elles seraient
ensuite déplacées et décorées de verdure et de roses de Noël. Baquelle et
Casales servaient aussi d'escorte militaire à Isabelle quand Marigny et ses
amis se rendaient à la Tour pour la présentation protocolaire à la princesse.
Ces jours-là, obéissant à
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