Le calice des esprits
ma maîtresse, je m'absentais, comme le faisait
Demontaigu, et, un matin, alors qu'il se trouvait en ma compagnie sur le chemin
de ronde, il me désigna, parmi les gens de Marigny, un chevalier brun aux
traits anguleux.
— Alexandre de Lisbonne,
chuchota-t-il.
Il se retourna pour regarder
par-dessus les murs crénelés et je dévisageai ce chevalier portugais qui était
devenu, et resterait, lé fléau de la vie de mon bien-aimé. Même alors, sa
démarche saccadée, son allure funèbre, la tête un peu penchée comme s'il
cherchait quelque chose sur le sol, me firent penser à un corbeau de la Tour.
Isabelle, comme à l'accoutumée, ne reçut les ministres de son père que pour se
quereller avec eux au sujet de la désignation d'un physicien pour sa maison,
entre autres points de friction épineux.
— Il oublie sa courtoisie,
déclara-t-elle quand Marigny se fut retiré. Nous ne sommes point en
Île-de-France. Messire de Marigny commence à comprendre ce que veut dire le
dicton « tel père, telle fille ». J'ai entendu une curieuse histoire,
continua-t-elle. J'en ai déjà parlé à Demontaigu, mais il n'a pu me renseigner.
Ce chevalier portugais, Alexandre de Lisbonne, aurait reçu de mon époux
l'autorisation de pourchasser les templiers sujets du roi de France qui se
cachent en ce royaume. Il semble avoir eu fort à faire sur la côte sud-ouest.
— Et ? m'enquis-je.
— Demontaigu a prétendu qu'il
existait un lien étroit entre les templiers et la grande abbaye de Glastonbury,
mais qu'aucun de ses frères ne s'y cache. Un Français dans cette contrée
déserte, allègue-t-il, se mettrait en grand danger. Alors pourquoi Alexandre de
Lisbonne voyagerait-il dans une région si désolée en plein hiver ?
Entraînées dans l'affairement
routinier de nos journées, nous n'avions pas le temps de nous arrêter à de
telles questions. Casales et Baquelle, nos constants visiteurs, apportaient des
tissus brodés d'or et d'argent, des velours et des satins afin qu'Isabelle
fasse son choix, des livrées, des tentures et des bannières pour ceux qui, à la
Tour, participeraient aux festivités et aux cérémonies. En même temps, d'autres
soldats arrivaient, y compris les Kernia, les kerns irlandais [14] , mercenaires loyaux à Gaveston
qu'ils adoraient comme un grand seigneur. Bien que Sandewic le désapprouvât,
ils fourmillaient dans les cours extérieures. Le vieux gardien grommelait sans
se cacher devant leurs manières de rustres et se demandait pourquoi le
souverain et son favori avaient besoin de ces hommes. À coup sûr, la santé de
Sandewic s'altérait. Je n'osais plus lui prescrire d'autres remèdes, mais
j'espérais qu'après le couronnement et avec l'arrivée du printemps il irait
mieux. Cependant, Sandewic s'inquiétait surtout du vieil ours Wotan qui
dépérissait et refusait sa nourriture. Isabelle pria son époux de libérer
Sandewic de quelques-uns de ses devoirs, et un homme plus jeune, John de
Cromwell, fut nommé lieutenant. Le vieux garde n'en fut que plus tenace et
passa même du temps à surveiller les fresques dans sa chapelle favorite de St
Peter ad Vincula. Il voulait qu'elles soient achevées avant que le roi quitte
la Tour.
Le jour du sacre approchait. On
installait des sièges supplémentaires dans l'abbaye de Westminster ; on
tendait de tapisseries et de drapeaux les arcs de triomphe érigés dans les
rues, on nettoyait et gravillonnait celles par lesquelles le roi et la reine
passeraient. Le 23 février, les grands négociants de la ville remontèrent la
Tamise dans leurs barges parées et pavoisées des bannières de leurs guildes,
rejoignirent leurs souverains dans la chapelle de Saint-Jean l'Évangéliste et
prirent part aux rites du couronnement. Le matin du 24, Édouard et Isabelle
quittèrent la forteresse pour se rendre à Westminster. L'aube était brumeuse et
glaciale, plombée de nuages bas. Le vent chassait les flocons de neige. Dans
cette morne grisaille, Isabelle brillait comme une langue de feu. Elle arborait
de splendides habits tramés d'or et d'argent, taillés dans vingt-trois aunes de
tissu précieux, le tout bordé et décoré d'hermine et incrusté de dentelle
entrelacée de nacre. Nous étions, elle et moi, assises dans une litière
capitonnée de satin blanc, enjolivée de damas d'or, que tiraient deux mules au
poil luisant dont les harnais rutilaient. Sur nos têtes ondoyait un dais
d'apparat aux broderies délicates et des soldats à la livrée de
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