Le calice des esprits
au-dessus d'un chaudron, enveloppant les serviteurs qui se
pressaient de toute part. À l'odeur de fumier et de paille humide venue des
écuries se mêlaient les arômes délicieux émanant des cuisines et des dépenses.
Nous traversâmes des cours et des
bayles pleins d'ornières où la valetaille du château s'était rassemblée autour
de marmites fumantes. Des bouchers débitaient à la hache des carcasses sur des
tréteaux ruisselant de sang, ce qui excitait les chiens rôdant alentour. L'air
retentissait du bruit montant des ateliers des forgerons, des armuriers, des
charpentiers et des maçons. Des femmes s'affairaient à la buée, des
palefreniers promenaient des chevaux. Un fou au pilori, les pieds dans les
ceps, se prenait pour un prêtre célébrant la messe. Dans son innocence, il ne
voyait même pas les trois corps dansant à une potence proche. D'insupportables
souvenirs me revenant, je détournai les yeux. Le roi Philippe ne lésinait pas
sur les pendaisons ! J'appris par la suite que son châtiment préféré
consistait à pendre les malfaiteurs de la Cour aux branches des pommiers de son
verger.
Une fois à l'intérieur, nous
suivîmes de sombres couloirs. De maigres chandelles rougeoyaient et des
lanternes suspendues à des chaînes tremblotaient comme des falots. Les gardes
étaient partout, la lance à la main. Plus nous avancions dans le palais, plus
les lieux devenaient luxueux : sols dallés, murs chaulés décorés de
tableaux, de riches crucifix, de tentures d'or et de tapisseries
resplendissantes. Un délicieux parfum de santal et d'encens précieux se fit
plus insistant. Ici les vigiles n'étaient pas des mercenaires mais des
bannerets arborant la livrée bleu et or de la maisnie royale. Épées au clair,
ils se tenaient à l'entrée des ouvertures ou au pied des escaliers cirés. De
temps à autre, ils nous arrêtaient, et messire Simon devait produire lettres et
mandats. Nous parvînmes enfin aux appartements royaux où un chambellan nous
accueillit dans le vestibule. Pendant que Simon expliquait notre présence,
j'admirais le sol carrelé de noir et blanc, les murs tendus de tapisseries
représentant de splendides cygnes blancs nageant sur des lacs d'argent d'où
jaillissait le vert vif des joncs. Le chambellan me jeta un regard soupçonneux
en se tapotant l'épaule de sa baguette blanche comme s'il inspectait un ballot
de draps. Il fit une petite grimace.
— Vous ne trouverez point la
princesse Isabelle en sa chambre, soupira-t-il, mais là où elle est toujours,
dans la cour à la fontaine.
Nous quittâmes le vestibule et,
empruntant une galerie lambrissée, nous nous retrouvâmes au-dehors, dans le
froid. La cour ici n'était pas un bayle pavé mais un cloître spacieux ceint de
bâtiments d'une plaisante pierre couleur de miel. Les dalles avaient la même
teinte. Au centre jaillissait une fontaine dont l'eau bondissante donnait
l'impression d'être en été bien que la glace dans le bassin indiquât qu'il n'en
était rien. Des baquets de charbon ardent parsemé d'une herbe odorante
donnaient un peu de chaleur. Dans un coin, deux chevaliers, bien enveloppés
dans leur chape, bavardaient à voix basse, à l'abri du vent mordant. Le chambellan
fit un geste. Une silhouette, disparaissant presque sous une mante bleue bordée
d'or, assise, nous tournait le dos et contemplait le bassin gelé de la
fontaine.
— Je ne puis vous annoncer,
déclara le chambellan qui paraissait curieusement apeuré. La princesse Isabelle
n'est pas d'humeur facile. Elle ne veut pas qu'on la dérange quand elle parle à
Marie.
— Marie ? chuchota
Simon. Qui est-ce ? Un poisson ou un oiseau apprivoisé ?
Je ne cessais de regarder cette
forme silencieuse, immobile, comme sculptée dans la pierre. Le chambellan
murmura quelques mots à mon compagnon. Messire Simon me serra fort la main et
s'éloigna d'un pas vif. Je ne l'ai plus jamais revu vivant. Quelque temps plus
tard, lui, toute sa famille et ses gens furent assassinés, que Dieu les
absolve, mais j'en reparlerai.
Pour l'heure, je restai debout
jusqu'à ce que je prenne conscience du froid et de mes jambes douloureuses. Je
m'avançai, fis le tour du banc et baissai les yeux sur la petite silhouette.
Elle avait glissé ses mains sous sa mante ; et voilà que ces mains en
ressortaient, avec leurs doigts si délicats, qu'elle levait la tête, capuchon
rabattu, et que je voyais Isabelle pour la première fois. Elle avait de
splendides cheveux
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