Le calice des esprits
m'enquis-je. Les Flandres, le Brabant, le Hainaut ?
— C'est le point faible,
rétorqua Simon. Il faut les conquérir. Mais Philippe a découvert à ses dépens
que ce n'était point aussi facile qu'il le croyait.
J'acquiesçai. Cinq ans plus tôt,
les plus belles armées françaises, et toute la chevalerie, avaient été
humiliées et défaites par les piquiers flamands à Courtrai.
— Mais Philippe continue de
rêver, reprit Simon comme s'il parlait à son bonnet. Édouard d'Angleterre est
mort en juillet dernier, près de la frontière écossaise, toujours bien décidé à
s'approprier ce royaume. Son héritier présomptif, le prince de Galles, Édouard
de Caernarvon, n'a point été coulé dans le même moule que son père ; c'est
un homme de Cour, un poète. Il a mis fin à la guerre contre l'Écosse et s'est
empressé de gagner le sud, vers les lieux de perdition de Londres et les
tendres embrassades de son ami intime Peter Gaveston, un Gascon, fils d'une
sorcière, prétend-on. Quoi qu'il en soit, le jeune Édouard aime Gaveston plus
que quiconque au monde.
— Mais pourtant il doit
épouser Isabelle ?
— Deux questions ont crû comme
mauvaise herbe, exposa Simon en me lançant un clin d'œil. Édouard de Caernarvon
refuse de prêter foi aux accusations contre les templiers.
Un élan de sympathie me porta vers
ce prince que je n'avais jamais rencontré.
— Ce fut une surprise pour
Philippe, murmura Simon. Mais il y a un affront plus grave encore. Édouard de
Caernarvon semble — comment dire ? — fort peu disposé
à respecter les obligations du traité et à épouser Isabelle, la fille de
Philippe.
— Et qu'est-ce que cela a à
voir avec moi ?
— Oh, tout.
Messire Simon, perdu dans ses
pensées, baissa les yeux sur le plancher.
— Je connais cela,
commenta-t-il à voix basse. Oh oui, je connais les machinations des princes.
Il releva la tête.
— Au fond, Édouard de
Caernarvon est un faible. Il joue sa partie. Il finira par céder aux exigences
de Philippe. Les templiers d'Angleterre seront arrêtés et l'ordre détruit. Et,
plus important, Édouard de Caernarvon fera ce que lui demande Philippe. Il
épousera Isabelle, soit en France, soit en Angleterre, mais cette union aura
lieu. Il se trouve que je suis déjà allé dans cette île brumeuse au peuple à la
langue rude. Philippe de France veut organiser une maison pour sa fille encore
jeune afin de l'accompagner en Angleterre. Dans bien des sens, cela implique un
exil à vie. Vous comprenez sans mal, Mathilde, que peu nombreux sont ceux qui
désirent se joindre à elle.
— Et je dois
l'accompagner ?
Le marchand me donna une petite
tape sur la joue.
— C'est, pour vous, l'endroit
le plus sûr. La persécution contre les templiers va continuer. Philippe exigera
qu'on dresse des listes. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'un homme de
loi perspicace, en étudiant ces rapports, se demande où Mathilde de Ferrers, la
nièce de votre oncle, a disparu. On vous recherchera. Vous venez d'avoir vingt
ans ; et, surtout, vous avez un lien avec le Temple, si modeste qu'y fût
votre place. Marigny et les autres conseillers du roi vous interrogeront :
Possédez-vous un peu de ses richesses ? Connaissez-vous les cachettes de
certaines ? Savez-vous où se trouvent les autres templiers ?
Portiez-vous des messages ? Avez-vous des renseignements ? Mathilde,
votre oncle avait un haut rang dans l'ordre ; vous êtes précieuse à leurs
yeux. On pourrait se servir de vous, vous torturer pour donner de fausses
preuves. Oh, ne vous inquiétez pas : il y aura une enquête mais, d'ici là,
si Dieu le veut, vous serez partie.
— En Angleterre ?
m'exclamai-je, haletante. Avec la princesse Isabelle ?
Je me redressai dans ma chaire et,
malgré mes efforts, je ne pus m'empêcher de trembler, comme si je souffrais
d'une subite poussée de fièvre. Les bûches craquaient, les flammes étaient
vives, les étincelles jaillissaient, une poussière noire montait dans l'air.
Les voix dans la maison étaient assourdies. Je me trouvais à un carrefour. Je
pouvais, si je le voulais, me lever de mon siège, sortir de cette maison et
retourner dans la ferme de ma mère. Mais je n'apporterais que la peur avec moi.
Quand les sergents du roi viendraient, ils feraient peu de cas d'une femme seule
ou de sa fille assez stupide pour ne pas fuir. Simon me saisit le
poignet ; il était étonnamment vigoureux et serra fort.
— C'est tout
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