Le calice des esprits
chaire et une petite table de
travail. Cette dernière était jonchée de morceaux de parchemin et de plumes
d'oie. Tout autour de la pièce on apercevait des coffres, certains scellés et
clos, d'autres au couvercle grand ouvert, d'où débordaient tissus précieux,
habits de brocart, ceintures, livres, tous les biens d'une jouvencelle riche,
choyée et dorlotée. Ce fut du moins ma première impression. Il me restait
encore à comprendre qu'Isabelle aurait pu tenir son rôle dans n'importe quelle
pantomime, changeant sans cesse d'humeur, se comportant parfois comme une
enfant, parfois comme une jeune femme. De temps en temps elle jouait les innocentes,
puis un air rusé passait sur son visage. On aurait dit qu'elle calculait la
moindre chose, et pesait dans une balance tout ce qu'elle avait vu et entendu.
Quoi que Marie ait pu lui dire, Isabelle semblait m'avoir accueillie avec
plaisir, j'aurais pu être une servante perdue de vue depuis longtemps, ou une
connaissance de longue date. Elle traversa la pièce et s'installa dans la
chaire devant la table. Elle claqua des doigts et désigna un tabouret dans un
coin.
— Apportez-le ici, Mathilde.
Asseyez-vous près de moi. J'obéis et Isabelle se frotta les mains.
— J'ai froid.
Elle me montra un brasero sur
roulettes près de la porte. Le charbon crachotait et les petites volutes de
fumée qui s'en échappaient répandaient le doux parfum des herbes dont on
l'avait saupoudré.
— Mettez-le ici, Mathilde.
Je m'empressai de m'exécuter.
Quand je fus assise, elle désigna un pichet de jus de fruits et deux gobelets
posés sur une autre table.
— Remplissez-les tous les
deux, un pour vous et un pour moi.
Le jeu se prolongea ainsi. Elle
m'envoya de-ci de-là dans la chambre en quête de tel ou tel objet. Elle finit
par se lasser et se tourna vers moi, en balançant à nouveau les jambes, comme
indécise : allait-elle ou non me frapper ?
— Eh bien, Mathilde, qu'allons-nous
faire ?
Elle joignit les mains très fort,
doigts bout à bout.
— Nous devrions être en
Angleterre, à l'heure qu'il est, observa-t-elle avec un sourire, mais Édouard
refuse d'arrêter les templiers ! Et, à présent, il prétend ne pas vouloir
m'épouser.
Elle renversa la tête en arrière
et éclata de rire.
— Il faut voir le courroux de
mon père pour y croire ! La colère marbre chacune de ses joues,
précisa-t-elle en se tapotant le visage, de taches rouges comme celles qu'on
voit à un bouffon, et là — elle désigna sa lèvre
inférieure — la salive écume. On dit qu'il a un cœur de pierre ;
je sais qu'il n'en est rien. Les affronts du roi d'Angleterre le rendent fou
furieux. Donc, Mathilde, nous allons sans doute passer de longs moments ensemble
avant de prendre la route et de traverser la Manche pour gagner cette île
mystérieuse !
Elle approcha son visage du mien,
comme si j'étais une enfant.
— L'île mystérieuse,
répéta-t-elle avec une petite grimace. Elle n'a rien de mystérieux. Elle est
juste humide, sombre, verte, et dans ses forêts vivent des elfes et des lutins.
On affirme que Londres est une ville magnifique, ainsi que l'est Paris, avec
une large rue et des étals où on trouve tout ce que l'on veut, et
moi — elle se frappa la poitrine — je régnerai sur tout ça,
mais à condition qu'Édouard cesse de narguer mon père. Bon, voilà ce que je
veux que vous fassiez, Mathilde. Écoutez-moi bien.
Elle me menaça du doigt.
— Non, ne protestez pas,
déclara-t-elle en clignant des yeux. En vous regardant, Mathilde, je vous
soupçonne de taire bien des choses. Si j'en parlais à mon père, il vous ferait
interroger. Comment je l'ai deviné ? Eh bien, vous êtes la seule personne
qui ait vraiment envie d'aller en Angleterre ; alors, que
cachez-vous ? Pourquoi voulez-vous fuir ?
Je restai impassible et ne baissai
pas les yeux.
— Plus je vous regarde,
Mathilde, reprit-elle, plus vous me plaisez.
Elle sourit.
— Vous vous demandez pourquoi
je vous confie tous ces secrets, n'est-ce pas ? C'est très simple !
Elle claqua des mains.
— Si vous en parliez à
quelqu'un, on ne vous croirait pas ; mais si mon père ou mes frères se
rendaient compte qu'à présent vous savez, ils n'hésiteraient pas à vous
occire ! Oh, Mathilde, soupira-t-elle, c'est si bon de bavarder avec un
être de chair et de sang qui me comprend !
Elle se leva pour me faire face et
me dévisagea comme si elle me voyait pour la première
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