Le calice des esprits
fois.
— Qui êtes-vous donc en
réalité ? répéta-t-elle.
Elle plissa les yeux et elle
n'avait plus rien d'une jouvencelle, ce n'était plus qu'une enfançonne, bien
qu'il y eût chez elle quelque chose de fort dangereux. Isabelle avait l'esprit
vif et l'humeur changeante ; il lui restait à apprendre à contrôler ses
expressions, et elle était encore assez candide et innocente pour laisser
tomber le masque. Elle me pesait avec grand soin dans la balance. Elle
m'effleura le visage.
— La peau mate et lisse,
constata-t-elle dans un murmure. Des sourcils fournis au-dessus d'yeux verts,
des cheveux noirs coupés court, comme Marie. On vous prétend versée en médecine
et dans les plantes.
Elle se mit à rire.
— Vous êtes une femme, et
trop jeune pour être un maître, un peritus, mais vous savez observer et
surveiller. Je pense que vous serez la flèche la plus acérée de mon carquois.
Tendez les mains.
J'obtempérai. Elle retroussa les
manches de ma robe et examina mes poignets et mes mains.
— Doux, mais habitués au
travail.
Puis elle leva le doigt calleux de
ma main droite.
— Une plume d'oie ?
Jouez-vous aux dés, Mathilde ?
— Parfois.
— Parfait, j'aime les jeux. Je
possède mes propres dés. Ils sont en ivoire. Ce que mes frères ignorent, c'est
qu'ils sont pipés ; je gagne toujours.
Elle rit en se cachant la bouche
de la main.
— Bon,
Mathilde — elle me donna derechef un petit coup sur la cheville mais
cette fois moins fort — , vous prendrez place dans ma maisnie. Vous serez ma dame de
chambre *. Vous me suivrez, où que j'aille. Si je monte à cheval, vous
m'accompagnerez, soit en montant aussi soit en courant près de moi. Vous serez
ma messagère et ma goûteuse. Oh ! oui, je veux que vous vous assuriez,
quand on apporte nourriture et vin dans ma chambre, qu'ils sont purs et non
altérés.
Et à nouveau le rire de gorge
derrière les doigts déployés ; et sans cesse le regard inquisiteur des
vifs yeux bleus.
— J'ai avant tout besoin de
quelqu'un à qui me confier. Marie commence à me lasser. J'hésite à l'emmener en
Angleterre. Écoutez-moi, à présent.
Elle me saisit la main et me
releva comme si j'étais son amie la plus chère en passant son bras sous le
mien. Nous nous dirigeâmes vers la croisée et contemplâmes la fontaine ;
la couche de gel sur le bassin était épaisse et la sculpture, représentant un
monstre marin, avait la gueule grande ouverte et les yeux écarquillés.
— Si nous devons aller en
Angleterre, murmura-t-elle, il nous faudra traverser la Manche. C'est
périlleux. Promettez-moi, Mathilde, dit-elle en me pinçant le bras, qu'un jour,
quand nous nous ferons confiance, vous me révélerez qui vous êtes en réalité.
D'ici là, je vous protégerai, précisa-t-elle avec condescendance.
Nous quittâmes ses appartements
pour nous promener dans le palais. Isabelle déambula d'abord dans les galeries
et les corridors. Elle me montra les archives, le scriptorium, la bibliothèque
avec ses précieux manuscrits à reliures de cuir et tranches d'or, attachés aux
étagères par une chaînette. Elle ne cessait de jacasser comme une pie. Je ne
parvenais toujours pas à me faire une opinion : était-elle ingénue ou fort
rusée, dame de Cour ou jouvencelle écervelée ? Nous pénétrâmes dans la
grand-salle et regardâmes un moment les acteurs, les acrobates, les magiciens
et les dresseurs répéter leurs tours sous l'œil d'un chambellan qui devait
décider quel spectacle choisir pour quelque banquet. Une cloche sonna et nous
nous rendîmes dans l'arrière-cuisine où Isabelle s'assit comme une simple
servante, tapant du poing sur la table, bavardant avec les souillons et
ordonnant qu'on nous serve du pain frais avec du miel et des pichets de petite
bière. Puis nous retournâmes dans ses appartements. Là elle commanda d'autres
victuailles : un plat de viande épicée et un flacon du meilleur bordeaux.
J'en fus surprise, compte tenu de son jeune âge ; néanmoins, elle remplit
les deux coupes à ras bord, but une petite rasade de la sienne avant de me la
fourrer dans les mains, l'air furieux.
— Vous n'êtes qu'une
garce ! s'écria-t-elle avec une moue. Vous êtes une paresseuse ! Vous
auriez dû goûter la première.
Je trempai mes lèvres dans les
deux coupes et les lui tendis pour qu'elle en choisisse une, qu'elle m'arracha
des mains. C'est ainsi que tout commença. Là où allait la princesse Isabelle,
je la
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