Le calice des esprits
suivais. Il lui arrivait de s'asseoir sur le coussiège et d'enfoncer une
aiguille dans un morceau de tapisserie comme un soldat enfoncerait son épée
dans un mannequin de paille sur le terrain de manœuvres. Quand cela ne
l'amusait plus, elle convoquait les musiciens qu'elle accompagnait avec talent
au rebec, à la flûte ou à la harpe. Un de ses intérêts était constant :
son amour pour les livres. Je rendais grâce à Dieu de m'avoir permis d'étudier.
Parfois c'était elle qui lisait les contes ; parfois je m'en chargeais
pendant qu'elle interprétait certains rôles. J'avais vu juste : Isabelle
était douée pour la pantomime. Elle pouvait passer d'un personnage à l'autre et
imiter les gens aussi facilement qu'un miroir reflète la lumière. Ma
connaissance de la physique et des herbes l'intriguait beaucoup. Ses menstrues
avaient commencé et elle souffrait de crampes. Elle refusa d'abord mes soins,
puis finit par les accepter. Elle voulut que j'examine son urine, mais je citai
Isaac Judaeus : « L'urine est le filtre du sang et indique en fait
deux choses, soit une infection du foie et des veines, soit une infection des
intestins et des viscères. Autrement, elle ne fournit que des renseignements
indirects. »
Isabelle resta bouche bée, puis
éclata de rire. Je crus qu'elle allait me frapper, au lieu de quoi, elle me
caressa la joue.
— Vous récitez mieux que les
médecins de mon père.
Je ne pipai mot.
— Alors, médecin ?
interrogea-t-elle en se tenant le ventre et en feignant la douleur.
— De l'armoise, répondis-je,
citant cette fois l'abbé Strabo. Sa cime, ses fleurs ou ses graines bouillies
sont un bon remède aux crampes. Pline recommande la sauge avec l'armoise.
— Et vous ?
— L'armoise et la camomille vous
feront du bien.
Ce fut apparemment le cas.
Isabelle s'intéressa de plus en plus aux herbes et à la médecine. C'est, en
tout cas, ce qu'elle déclarait quand elle empruntait les volumes de la
bibliothèque de son père. En réalité, ils m'étaient destinés. J'en étais fort
reconnaissante et je pus, pour la première fois, parcourir le De decem
ingeniis curandorum morborum de Bernard de Gordon, médecin à Montpellier.
En même temps, Isabelle me tenait loin des autres serviteurs ; si l'un
d'entre eux s'approchait, elle intervenait de façon impérieuse et le chassait.
On me donna ma propre chambre, près de la sienne. C'était une pièce confortable
pourvue d'un lit moelleux, d'un brasero, de quelques meubles et d'un
lavarium ; il y avait même une tenture aux couleurs vives sur le mur et un
crucifix noir où se tordait un Christ d'ivoire. Sous la fenêtre que des volets
protégeaient du froid, se trouvait un banc capitonné. Je pensais que je
dormirais seule, mais, dès la première nuit, la princesse me fit savoir sans équivoque
que je devrais m'étendre sur une paillasse, sortie à cet effet des réserves, au
seuil de sa chambre.
Deux jours après être entrée à son
service, je rencontrai ses trois frères. Ils montèrent l'escalier comme des
chiens de chasse, suivant à pas feutrés la galerie dans leurs justaucorps
matelassés et leurs hauts-de-chausses serrés, des heusses pointues aux pieds,
de petites capes ornées de bijoux jetées sur l'épaule. Je compris pourquoi la
princesse s'en méfiait tant. Tous les trois n'étaient guère plus que des démons
aux cheveux d'argent. Louis, petit, les traits effilés d'un lévrier, les yeux
aux aguets, le geste brusque, ne cessait de tripoter la riche ceinture qui
entourait sa taille. Un seul regard lui suffit pour me rejeter ainsi qu'on le
ferait d'une chienne bâtarde. Philippe, beaucoup plus grand, plus robuste, le
visage agité d'un mouvement convulsif, avait des yeux aux paupières tombantes,
un nez pointu et une bouche pincée. Homme violent, au tempérament chaud, je
jugeai qu'il valait mieux ne pas l'irriter. Charles était gros, le visage large
et rougeaud, et sa panse rebondie proclamait déjà son amour du vin ;
chaque fois que je le croisais une coupe était à portée de sa main. Jambes
étendues, ils prirent leurs aises dans l'appartement de leur sœur —, meute
jouant avec sa proie avant de la tuer. Voix haut perchées, arrogantes et
caustiques, ils jacassaient comme de méchantes pies. Isabelle semblait les
fasciner. Bien qu'ils aient des amantes et leur propre maison, ils rendaient de
constantes visites à leur sœur. Ils lui apportaient des cadeaux, des
friandises, un triptyque
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