Le calice des esprits

avait un jour mentionné avec chaleur ce fidèle chevalier affecté au
trésor du Temple, alors qu'en fait c'était lui le traître de l'histoire.
J'avais ouï assez de rumeurs et de racontars pour savoir que Pelet avait accusé
sans la moindre pitié ses anciens compagnons et que, sans doute, il avait prêté
la main à la chute de mon oncle. Je ne pouvais même pas poser les yeux sur lui
et je fus fort soulagée lorsque la réunion s'acheva.
    Quand nous fûmes seules, Isabelle chassa tout le monde de
sa chambre, hormis un page à qui elle ordonna de s'asseoir près de la porte et
de jouer un air suave sur sa viole.
    — Quelque chose de doux,
précisa-t-elle, qui apaise l'âme.
    Elle ne pipa mot mais s'installa
sur sa chaire monumentale, prit un rouleau de parchemin où étaient notés les
frais de sa maison et se mit à lire, semblant fascinée par les dépenses de
l'office. Elle ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. J'avais envie
d'être seule. Je me dirigeai vers un pupitre fixé contre le mur au-dessous d'un
tableau célébrant Jésus parmi les docteurs de la Loi. La princesse s'installait
souvent à cette place pour consulter son livre de corne, vérifier ses comptes
ou rédiger une lettre pour un clerc. Je m'assis en lui tournant le dos,
consciente de la mélodie de la viole, des bruits lointains du palais, du léger
fredonnement d'Isabelle. Pourtant, je dus lutter un moment contre les émotions
qui bouleversaient mon cœur et m'agitaient le sang à tel point que les humeurs
de mes entrailles s'aigrirent. Pelet allait nous accompagner ! Lui, cet
assassin, ce Judas ! Je me levai et m'emparai du livre de médecine en quête
d'une infusion capable de calmer mon ire, mais je me surpris en train d'étudier
les constituants de la belladone, de la digitale et d'autres poisons violents.
Je pensais déjà à la vengeance.
    Absorbée dans mon travail, je
sursautai quand Isabelle posa ses mains sur mes épaules et m'embrassa sur la
nuque avec douceur. Je me retournai. La viole s'était tue et la pièce était
déserte. Isabelle avait enfilé ses vêtements de nuit et dénoué ses cheveux.
Elle me mit un gobelet de vin épicé chaud dans la main et baissa les yeux sur
la page que je lisais.
    — Écoutez, Mathilde, non,
non, non !
    Elle secoua la tête.
    — Pas de cette façon !
Venez, venez.
    Elle me fit me préparer pour la
nuit. Après que nous eûmes bu le vin, elle insista pour que je partage son lit.
Je mouchai les chandelles et m'étendis près d'elle dans la pénombre. Dans la
faible lumière, je pouvais distinguer l'éclat doré de sa chevelure. Elle se
pencha sur moi et m'effleura la joue.
    — J'avais l'habitude de me
glisser sans bruit près de ma mère et de me coucher à côté d'elle.
    Elle se rapprocha et me contempla
dans les ténèbres.
    — Elle me racontait des
histoires sur l'Espagne, sur Rodrigo Dfaz, connu sous le nom du Cid, ou bien
elle me décrivait le grand pèlerinage dans la montagne consacré à saint
Jacques. Je me sentais si bien.
    Elle s'interrompit.
    — Connaissez-vous des
histoires, Mathilde ?
    Elle tentait de me distraire,
aussi lui narrai-je une légende de Brétigny dont le héros, un lutin, dévorait
les princesses trop fières. Elle s'esclaffa et me prit la main.
    — Bientôt, remarqua-t-elle en
étouffant un petit rire, je dormirai avec Édouard d'Angleterre. Avez-vous déjà
dormi avec un homme, Mathilde ?
    — Rien qu'en rêve, madame.
    Elle rit derechef.
    — Mathilde, jurez, jurez que
vous ne ferez rien contre Pelet.
    Je gardai le silence.
    — Jurez, souffla-t-elle, et
je vous promets solennellement que je m'occuperai de ce démon ! Je vous le
promets, Mathilde.
    Ravalant orgueil et mots
cinglants, je promis.
    — Parfait !
    Isabelle se retourna sur le dos.
    — Tant de mystères, murmura-t-elle.
L'attaque contre les templiers, le massacre chez messire de Vitry, la mort de
Pourte, l'agression contre Casales. Casales affirme même que le meurtre du
clerc près du dépositoire du cimetière des Innocents prouve à quel point il est
périlleux pour lui d'être ici. On prétend que ce clerc, Matthew de Crokendon,
se trouvait avec une jouvencelle. On l'a vu se promener avec elle dans le
cimetière.
    Elle m'effleura à nouveau la joue.
    — Prenez garde, Mathilde, à
ne pas être reconnue.
    Je fermai les yeux et écoutai le
souffle doux de ma compagne. Je glissai ma main brûlante entre le lisse drap
frais et l'oreiller de plume.
    — Et votre père,