Le calice des esprits
ancêtre Saint Louis. C'était une saisissante représentation à la
facture assurée qui montrait, sous de superbes bannières, des chevaliers en
armes chevauchant des destriers aux naseaux frémissants. À l'arrière-plan on
voyait une mer d'un bleu pur et une colombe blanche comme neige aux yeux
d'améthyste, aux ailes frangées d'or, incarnait le Saint-Esprit qui guidait la
troupe. Mais le Saint-Esprit ne planait pas dans cette salle. Le souverain
bouillait de rage (bien que nul n'eût pu lui en remontrer en matière de
dissimulation) après son orageuse entrevue avec Casales, et ses yeux d'un bleu
d'acier jetaient des regards glacés. Il ne cessait de donner de petits coups
sur la table, la tête un peu penchée comme s'il écoutait crépiter les braseros.
Des chevaliers en livrée royale, la main sur l'épée, avaient été déployés tout
autour de la pièce. L'un d'entre eux pourtant, son ceinturon entre les pieds,
était installé sur un tabouret à droite de Marigny. C'était un bel homme aux
noirs cheveux huilés, à la barbe et à la moustache taillées avec soin. Son
allure me rappelait Rossaleti. Incliné en avant, il souriait à la princesse.
Plus je le regardais, plus j'étais sûre de l'avoir déjà rencontré. Marigny prit
la parole au nom du roi, détailla les négociations de mariage et exprima la
profonde déception de son maître devant les tergiversations d'Édouard d'Angleterre.
Philippe leva enfin la main pour demander le silence, les yeux fixés sur sa
fille. Oh, combien je me souviens de ce regard arrogant ! Maintenant que
le temps a fait son œuvre, je me demande encore pourquoi je n'ai pas bondi pour
l'accuser de ce qui était la vérité, déverser l'horrible litanie de ses
immondes péchés contre oncle Réginald, sa propre fille, moi et tous les autres.
Je suppose que la raison était, est, que j'étais jeune et voulais vivre ;
mais il y avait autre chose. À la Tour de Londres et ailleurs, il m'a été donné
de voir des animaux fabuleux, le léopard favori d'Édouard d'Angleterre par
exemple, une bête féroce qui aurait pu me déchirer, et je ne pouvais pourtant
qu'observer et surveiller. Le roi lui ressemblait. Ce soir-là, alors qu'il évoquait
la mort de Pourte, l'agression contre Casales, les périls qui menaçaient la
princesse, il ressemblait au léopard ; il était dangereux, rusé, retors et
imprévisible. Je regardai autour de moi. Les frères d'Isabelle étaient absents.
J'aurais pu me vanter de les avoir chassés, mais, en réalité, je n'avais joué
qu'un rôle mineur. Louis et Philippe, maintenant dégrisés, gardaient leurs
distances parce qu'ils n'étaient pas d'impudents écervelés. La présence de
Casales, les noces peut-être imminentes de leur sœur, sans parler du courroux
contenu de leur père, avaient calmé leurs vicieuses ardeurs.
Par cette glaciale soirée de
décembre, en cette période de l'Avent, Philippe se souciait sans nul doute de
l'intérêt de sa fille. Il décrivit d'une façon dramatique le danger dans lequel
elle s'était trouvée lors de l'assaut. Il ne me jeta pas un seul coup d'œil,
mais Marigny, avec son teint cireux, ses yeux qui ne cillaient pas, sombres
lacs d'ambition et d'avidité, me scruta comme s'il me voyait pour la première fois.
J'appris alors une leçon que je n'ai jamais oubliée. In mundo hominum — dans
le monde des hommes —, les femmes sont comme les enfants et les
vieillards ; on ne les remarque pas, on ne pense même pas qu'elles
existent, jusqu'à ce que cela soit utile. J'éprouvai un élan d'affection pour
messire de Vitry. Il avait admis cette vérité, en avait tenu compte et m'avait
ainsi sauvée. Casales ne m'avait pas reconnue, pas plus que le chevalier assis
sur le tabouret que Philippe présenta alors comme messire Bernard Pelet, loyal
sujet, ancien membre du maudit ordre du Temple qui, selon le souverain, avait
beaucoup fait pour que s'accomplisse au mieux la justice de Dieu et celle de la
Couronne. Philippe annonça avec fierté que Pelet serait le capitaine d'armes d'Isabelle, custos hospicii , gardien de sa maison tant ici qu'en Angleterre. Pelet,
que Dieu le maudisse, se délectait de l'éloge comme un chat ronronnant devant
le feu.
Isabelle avait dû prendre
conscience de mon état d'esprit ; elle répondit, prompte et gracieuse,
alors que, paralysée par l'horreur, je ne pouvais que regarder la scène.
J'avais déjà croisé Pelet, mais là encore j'avais été dans l'ombre. Oncle
Réginald
Weitere Kostenlose Bücher