Le calice des esprits
serviteurs, sortaient en voletant
des manches des vêtements de mon père et de ses favoris. Cette même nuit, j'ai
rêvé qu'un hibou entrait dans ma bouche, se posait sur mon cœur et l'étreignait
entre ses serres. Dans mon cauchemar, je chassais avec mon père dans la forêt
de Fontainebleau. On raconte qu'elle est hantée par le Mauvais, monté sur un
chien, qui la parcourt avec une troupe de démons vêtus de noir. Quoi qu'il en
soit, j'avais l'impression d'être condamnée à chevaucher en ces lieux à jamais.
Elle releva la tête.
— Alors, physicienne, comment
expliquez-vous les rêves ? Sont-ils dus à une mauvaise digestion, à des
humeurs mal équilibrées, à des théories fantasques ?
Isabelle referma la fenêtre.
— Mathilde, je pense toujours
à cette nuit. À ce que j'ai pensé, vu, ressenti pendant mon rêve : j'ai
cru être captive en Enfer, mais à présent je vais être libérée. Vous devez
m'accompagner. J'ai besoin de vous.
— Madame, je vous en suis
reconnaissante.
Isabelle inspira profondément et
se leva.
— Non, ne le soyez pas.
Elle prit un chapelet qu'elle
enroula autour de ses doigts.
— Contentez-vous d'être
prudente, Mathilde ! Les malfaisants peuvent savoir qui vous êtes et faire
une nouvelle tentative.
Les conseils sont semblables aux
oiseaux ; ils vont et viennent et sont vite oubliés, surtout en cette
période fort occupée de Noël. Les festins et les réjouissances durant les douze
jours de la sainte fête culminèrent avec la cérémonie du choix de l'enfant
évêque [11] et autres bouffonneries de
l'Épiphanie. Pendant toute cette période, les émissaires anglais ne cessèrent
de rendre visite à Isabelle et d'être aux petits soins pour elle. Baquelle,
surtout, tenait à décrire Londres et son importance. En fait, Baquelle, imbu de
lui-même, s'affairait et jouait les empressés. Le trépas de Lord Wenlock ne
paraissait guère le préoccuper, même si on l'avait chargé de renvoyer la
dépouille aux religieux de Westminster, tâche qu'il accomplit comme s'il
s'agissait d'une banne de froment ou d'un tonneau de vin. Sandewic se faisait
plus taciturne et m'étudiait avec attention : il essayait sans doute de
prendre une décision. Casales et Rossaleti travaillaient de concert et me
renseignaient sur les deux Cours. Le conflit entre le souverain anglais et ses
barons s'était envenimé et, en Écosse, Bruce, le chef de guerre, menaçait les
marches anglaises du Nord-Est. À Paris, le martyre des templiers
continuait : dénonciations, tortures, simulacres de procès et accusations
mensongères suivis de sanglantes exécutions. Je priais à genoux pour ces
malheureux. J'allumais des cierges pour leurs âmes. Je contemplais la nuit et
jurais de les venger, mais l'heure n'avait pas encore sonné.
Après l'interrogatoire que m'avait
fait subir Marigny, je méditai aussi sur Vitry et ses gens massacrés par ce
mystérieux assassin. Se tapissait-il dans la demeure quand j'y étais
entrée ? Qui était-il ? Même Sandewic, soldat aguerri, n'aurait pu
occire toute une maison aussi vite. Et Sir Hugh Pourte tombant comme une pierre
de la fenêtre ? Le mur extérieur avait-il été escaladé par des meurtriers
vêtus de noir ? Et Lord Wenlock, ce haut personnage, rendant l'âme en se
tordant sur le sol comme un chien blessé ? Pourquoi les avait-on tous
abattus ? Étaient-ce des meurtres ou une série d'accidents ? Tout
était mystérieux, mais j'étais en ma verte jeunesse avant de passer par la vallée
des Belladones mortelles et de traverser les prairies du Meurtre sanglant. Qui
plus est, j'étais accaparée. La Cour se préparait à partir ; un jour
chargé suivait l'autre. La liste des biens d'Isabelle s'allongeait sans cesse,
car son père tenait à ce que, princesse royale capétienne, bientôt reine
d'Angleterre et mère d'une longue lignée de rois, elle fût une mariée
resplendissante.
La maison s'accroissait de
nouvelles recrues. Chaque domaine exigeait de nouveaux
serviteurs — cuisiniers, intendants, chanceliers, échansons,
chapelains — qui venaient grossir la suite d'Isabelle. Bien sûr,
maints d'entre eux étaient des Secreti à la solde de Marigny. D'autres,
hommes ou femmes, étaient choisis par Isabelle en personne ; par exemple,
sa nourrice Joanna, qui la servait depuis son enfance. Quelques-uns étaient de
complets étrangers. L'un d'eux, un Gascon, Jean de Clauvelin, né dans un petit
village — du moins le
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