Le calice des esprits
qu'avait Édouard
d'atteindre le port était compréhensible. La campagne entre Boulogne et la
côte — vaste étendue gelée offrant peu de protection contre les vents
marins cinglants — était désolée. Nous arrivâmes à Wissant le
lendemain et aperçûmes le Margaret of Westminster et son escorte au
mouillage. Le navire royal — une grande cogghe à la haute poupe et à
la proue en éperon — était magnifique. C'était mon premier contact
avec la mer et je compris bientôt la prière des marins : « Seigneur, délivre-nous
du péril des mers. » La traversée en barge vers la cogghe marqua le début
des terreurs. Comment oublier la puissante et rapide houle des profondes eaux
grises, les embruns salés, le vent furieux, la dangereuse escalade du flanc du
vaisseau pour accéder à un pont au mouvement incessant ?
Notre embarquement fut rapide et
rude. Le roi avait décidé de larguer les amarres de nuit. Il fut le premier à
bord, arpentant le pont à grands pas, chape rejetée sur les épaules, jambes aux
épaisses bottes bien écartées pour compenser le balancement du bateau. Je
passai près de lui — le plus près que je l'aie frôlé — au
moment où la princesse se hâtait vers sa cabine à l'arrière. Il m'adressa un
clin d'œil espiègle. Il avait un très beau visage avenant, un nez droit, des
lèvres pleines et ses cheveux d'or étaient emmêlés par les embruns. Mais ses
yeux bleus étaient froids et furieux comme si l'âme qu'ils cachaient
bouillonnait de courroux. Quand ma maîtresse fut installée, je me glissai sous
le taud près des marches menant à la poupe. Édouard faisait toujours les cent
pas, tonnant contre le capitaine, tirant par-dessus le bastingage les
retardataires, dont un Rossaleti trempé et terrifié qu'il jeta presque sur le
pont. Les marins et les valets étaient dépêchés çà et là, tandis que le
souverain poussait, bousculait chacun, beuglant des ordres au capitaine qui
répondait par des bordées de jurons en montrant le ciel et le rivage. Édouard
lui tendit le poing. Le capitaine dégringola de la poupe en vitupérant et en
gesticulant. Le roi l'accula contre le mât et l'invectiva. Les hommes
d'équipage, impavides, passaient en trottinant près d'eux, leurs pieds nus
frappant les planches détrempées. Le capitaine répondit sur le même ton.
Édouard s'écarta, les mains sur les hanches, se balançant au rythme du navire.
Puis il se retourna en s'esclaffant, saisit l'homme par son justaucorps,
l'attira vers lui et lui fourra une poignée de pièces dans les mains. Le
capitaine l'avait emporté. Nous attendîmes que notre escorte de bateaux soit
fin prête, puis le Margaret pivota, affala trois fois ses voiles en
l'honneur de la Trinité et s'élança en haute mer.
Visions d'Enfer ! J'en ai vu
beaucoup depuis, mais cette première traversée sur la Manche houleuse battue
par la tempête fut une véritable descente chez Hadès, avec les bourrasques, les
vagues déferlantes, le bateau qui roulait et tanguait en luttant contre la mer
démontée. L'eau salée jaillissait partout, le froid était piquant et le poudrin
coupant comme un rasoir. Vertige, nausées, pure panique d'être prisonnière
entre des planches de bois face à la fureur déchaînée de la nature... Je
hoquetais et vomissais, indifférente à tout. Un souvenir, pourtant, me revient
en mémoire. Le roi descendit, s'agenouilla près de moi et, souriant, essaya de
me persuader de boire de l'eau pure ; il me caressa les cheveux, me dit de
ne pas avoir peur, m'appela par mon nom et m'assura que tout irait bien. Plus
tard, il m'aida à monter sur le pont. J'aperçus des cieux étoilés et
tumultueux, les flots enflés de la mer en furie et je pris conscience de la
force de la tempête. Édouard me serrait contre lui en me conseillant de
respirer l'air frais sans réfléchir mais en savourant le moment ! Je
quittais la France ; j'étais libérée du pouvoir maléfique de Philippe. Puis
il me fit redescendre, m'enveloppa dans une mante, s'agenouilla près d'Isabelle
qui tremblait dans sa couchette, lui frotta les mains et parla dans un anglais
rapide que je ne comprenais pas.
Je m'endormis. Quand je
m'éveillai, c'était l'aube. En entendant des cris, je me précipitai sur le
pont. La terre était en vue, mais l'équipage s'était rassemblé pour voir le roi
fouetter un homme qui s'était endormi pendant sa garde de nuit. Bien que le
malheureux n'eût commis d'autre faute que de
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