Le calice des esprits
examinai cet étrange prêtre. Il était encore jeune, élancé, et mesurait
environ six pieds de haut. Il avait un visage allongé, plutôt sévère et un peu
olivâtre, un nez droit, des lèvres pleines et des ridules d'expression autour
de la bouche et de ses yeux gris qui étaient fort beaux. Une raie séparait ses
cheveux noirs qui grisonnaient. Quand je l'avais aperçu pour la première fois à
la taverne de L' Oriflamme , à Paris, ils étaient plus courts mais, à
présent, ils lui tombaient sur les épaules. Ses hautes pommettes lui donnaient
un air exigeant, en quelque sorte ascétique, pourtant, quand il me regardait,
ses yeux pétillaient d'amusement. Il m'offrit la communion, ses longs doigts
minces tenant une parcelle de l'hostie, puis une gorgée du calice, le sang du
Christ dans une coupe d'étain. Après l'Ite missa est , il débarrassa en
hâte l'autel et rangea les vases sacrés dans des sacoches de cuir rebondies.
D'une patère fixée à l'huis il décrocha sa chape, ainsi qu'un épais et lourd
ceinturon garni d'une épée et d'un poignard dans leur fourreau. Il le jeta sur
son épaule, embrassa la pièce du regard et s'avança vers moi.
Ah, doux Jésus, je m'en souviens
comme si c'était hier ! Il portait une cotte-hardie et un haut-de-chausses
bleu foncé. Ses bottes, un peu éraflées, étaient ajustées. Il sentait la menthe
et le carvi. Il se contenta de me regarder. Je fis de même. Que Dieu et tous
ses saints me viennent en aide, je l'aimai depuis cet instant. Voilà, c'est
dit ! Après oncle Réginald, Bertrand Demontaigu fut le seul homme que
j'aie jamais vraiment aimé ! Vous allez considérer cette aventure comme des
fadaises de trouvères. Ainsi qu'il vous plaira. Mais moi, je sais bien ce qu'il
en est. On peut, croyez-moi, tomber amoureux en un clin d'œil et n'en prendre
conscience que plus tard. Le cœur, alors, ne bat pas plus vite, le sang ne
coule pas plus fort. Je ne ressentis qu'une profonde paix, le désir d'être près
de lui, de le contempler, de lui parler, de le toucher. Les philosophes et les
théologiens, quand ils décrivent l'âme, semblent dire qu'elle est enfermée dans
la chair. Qui prétend cela ? Pourquoi la chair ne serait-elle pas contenue
dans l'âme et pourquoi les âmes ne pourraient-elles s'étreindre et se fondre,
ne faire plus qu'une, quand elles se rencontrent ? Dans une de leurs
chansons, dont j'ai oublié les paroles, les ménestrels comparent nos âmes à des
mosaïques inachevées ; seules, elles sont incomplètes, mais quand elles
s'abouchent à l'autre, elles parviennent à une totale plénitude qui leur est
propre. Bertrand Demontaigu était mien. S'il est en Enfer et que je suis avec
lui, je serai au Paradis, et mon Paradis sans lui serait infernal. Si je ferme
mes vieilles paupières fatiguées, il est là, serein, calme, avec son sourire un
peu en coin, et ses yeux, pleins d'amusement et d'amour, me regardent. Quand je
dors, il vient ; et même le matin, juste avant que je m'éveille, il est
toujours là. Je peux traverser le cloître animé et apercevoir une tache de
couleur. Est-ce lui ? Par ce glacial matin de février, il y a tant
d'années, il me caressa le visage, comme il m'avait caressé l'âme.
— Mathilde, ma petite, nous
devons partir. Votre venue peut provoquer un grand danger. Les Noctales vous ont peut-être suivie.
— Qui cela ?
Il m'effleura derechef la joue.
— Peu importe. Mais partons.
— J'ai une escorte, Ap Ythel,
il est...
— Laissez-le ici, répondit-il
en me tendant la main. Je suis Bertrand Demontaigu. Vous ne craignez rien avec
moi. Je lui pris la main.
— Ap Ythel sera en
sécurité : ce n'est pas lui qu'ils pourchassent. Ils le laisseront
tranquille une fois qu'ils auront cerné la maison.
— Mais je n'ai vu personne.
— Bien sûr ! On ne les
voit jamais.
Il me conduisit dans l'escalier.
Je ne posai aucune question, je ne m'étonnai de rien. Je lui emboîtai le pas
et, par une étroite porte et une grossière échelle, nous descendîmes dans la
rue. Il savait où il allait. Nous quittâmes la venelle empuantie, tournâmes, et
une silhouette, encapuchonnée tel un moine, se faufila hors d'un recoin à
environ six pieds devant nous. Demontaigu me poussa en arrière, lâcha les
sacoches et tira son épée et son poignard. Son adversaire se fendit, mais
Bertrand para le coup grâce à sa longue dague galloise. Notre assaillant, le
visage caché, prit la position d'un combattant des
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