Le calice des esprits
que je savais, mais j'en étais
incapable. Tant de questions se bousculaient dans mon esprit que j'étais
déconcertée. Isabelle et moi n'étions encore que des pions dans un jeu que nous
ne pouvions pas même espérer contrôler.
Casales et Rossaleti nous
rejoignirent peu après. Le scribe apportait une brassée de documents, de la
cire, le sceau personnel de la princesse, des plumes d'oie et des cornes à
couvercle remplies d'une encre bleu-noir. Le nombre de suppliques qu'on
adressait à Isabelle croissait déjà. Il s'agissait de permis pour voyager à
l'étranger, de pardons pour des crimes, de remises de dettes, d'exemptions pour
l'ost, de demandes d'aide, que ce soit contre une arrestation abusive ou des
poursuites judiciaires fâcheuses. Isabelle, assise à sa table de travail,
scellait la cire chaude ou écrivait le roi le veut *, Édouard ayant
accepté que sa jeune épousée puisse répondre aux placets et se réservant le
droit de confirmer tout ce qu'elle accorderait. Pendant qu'elle s'occupait à
cette tâche, Casales recommença à nous enseigner l'anglais. J'en avais appris
un peu avec oncle Réginald et Isabelle l'avait étudié toute seule. Casales,
suivant les ordres du roi, nous instruisait maintenant plus avant, nous
enseignant des poèmes comme Voici qu'arrive l'été , La Règle de
l'ancien temps et même quelques-unes des chansons paillardes si appréciées
des Londoniens. Il ajouta les paroles plutôt difficiles de la Chanson des
temps anciens , un chant composé, dit-il, sous le règne du feu monarque, une
amère et violente attaque contre la corruption. J'en ai gardé quelques bribes
en mémoire.
Fausseté et oisiveté régentent cette terre, comme
nous
[le voyons tous les jours.
Et en elles la haine, et il en sera de même toujours.
C'était un choix étrange, mais
Casales, qui écrivait des poèmes, prétendit qu'on y retrouvait l'esprit de la
langue anglaise.
Il était indéniable que nos deux
compagnons avaient changé depuis notre arrivée en Angleterre. Rossaleti était
plus silencieux, perdu dans ses pensées. Il me regardait de ses yeux sombres
pleins de chagrin, en se mordillant les lèvres comme un homme qui voudrait dire
quelque chose, tout en ayant pourtant décidé de se taire. Casales était
brusque, et cependant plus volubile. Ce jour-là, il insista auprès d'Isabelle
pour qu'elle invite son époux à être plus prudent et davantage à l'écoute de
ses conseillers. Il attendit que Rossaleti soit parti et se montra alors encore
plus direct.
— Lord Gaveston...
commença-t-il.
Il se dirigea vers la porte,
l'ouvrit et jeta un coup d'œil dans la cage d'escalier qui s'assombrissait.
— ... Lord Gaveston,
répéta-t-il, en fermant l'huis et en revenant sur ses pas, doit être exilé. La
Cour française murmure, les grands barons ont envoyé des ordres pour convoquer
leurs gens, les Écossais se pressent aux marches du Nord, et avez-vous entendu
les dernières nouvelles ?
— Lesquelles ? s'enquit
Isabelle en se retournant brusquement dans sa chaire.
— Au sujet du couronnement.
Ce soir, le Conseil royal débat de la date, mais ce sera sans nul doute le 25
février. Selon l' Ordo du Liber regalis , seul un comte de haut
lignage peut porter la couronne au maître-autel, toutefois, pour l'occasion, ce
sera...
— Gaveston ?
suggérai-je.
— Oui, Gaveston, acquiesça
Casales. Tout de pourpre vêtu, comme un roi.
Plus tard dans l'après-midi,
Édouard et Gaveston, en justaucorps lâche, chemise et chausses, emmitouflés
dans leurs chapes pour lutter contre le froid, vinrent sans se presser dans
notre demeure. Ils se comportèrent comme des enfants sortant de l'école, se
taquinant au sujet d'un singe apprivoisé qui avait dérobé un des bijoux du
favori puis mordu un de ses petits chiens. Quand Sandewic nous rejoignit, ce
fut lui et Isabelle qui devinrent la cible de leurs quolibets et, malgré la
présence de nos visiteurs, le roi fulmina sans retenue contre les barons.
Gaveston était un imitateur-né et Édouard hurla de rire en voyant son favori
parodier les différents nobles et leur attribuer des surnoms. Gaveston alla
jusqu'à se mettre à quatre pattes et à aboyer avec force pour se moquer de Guy
de Beauchamp, comte de Warwick, qu'il avait baptisé « le chien noir
d'Arden ». Ensuite, alors que nous jouions aux dés, Isabelle tenta
d'aborder la question du couronnement, mais son époux fit mine de ne rien
entendre, tira sa dague et accusa son
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