Le cercle de Dante
contenance joliment réservée. À ce spectacle, Longfellow tressaillit. Le bonheur qu’il éprouvait à voir son épouse n’avait pas changé depuis les premiers temps de leur rencontre et les regards embarrassés qu’ils échangeaient. Fanny ne quittait jamais un lieu sans lui laisser le sentiment qu’un peu de lumière s’en était allée avec elle.
La nuque gracieusement courbée, tel un cygne, Edith se cachait le visage.
« Eh bien, cher cœur, dit Longfellow avec un doux sourire. Comment se porte ma petite chérie, cet après-midi ?
— Excusez-moi de vous avoir espionné, Papa. Je voulais vous demander quelque chose et je n’ai pu m’empêcher de vous écouter. Ce poème parle de choses si tristes, dit-elle sur un ton à la fois timide et curieux.
— Oui, ainsi l’exige la Muse parfois. Le poète a le devoir d’évoquer les instants douloureux de nos vies avec la même franchise qu’il rappelle les moments de joie, Edie. Il faut passer par l’obscurité pour trouver la lumière de temps à autre. C’est ce que fait Dante.
— L’homme et la femme de ce poème, pourquoi doivent-ils être punis de s’être tant aimés ? »
Une larme palpitait au coin de sa prunelle azur. Longfellow s’assit dans le fauteuil et prit sa fille sur ses genoux, lui faisant un trône de ses bras.
« L’homme qui écrivit cela était un monsieur baptisé Durante, mais qui changea son nom en Dante pour s’amuser, comme le font les enfants. Il est né, voilà bientôt six cents ans. Il a été lui-même frappé par l’amour, c’est pourquoi il écrit ainsi. Tu as remarqué la statuette en marbre, au-dessus du miroir dans mon cabinet ? »
Edith hocha la tête.
« Eh bien, c’est le signore Dante.
— Lui ? Il a l’air de porter tout le poids du monde à l’intérieur de sa tête.
— Oui, fit Longfellow avec un sourire. Il était profondément amoureux d’une jeune fille qu’il avait rencontrée des années auparavant quand elle était, oh, à peine plus jeune que toi, ma chérie, de l’âge de Panzie à peu près. Elle avait neuf ans quand il la vit la première fois, pendant une fête à Florence. Elle s’appelait Béatrice Portinari.
— Béatrice, répéta Edith en se représentant l’orthographe de ce nom pour le donner éventuellement à une poupée.
— Bice, c’est le surnom que lui donnaient ses amis. Mais pas Dante. Lui, il l’a toujours appelée par son nom entier : Béatrice. Quand elle s’approchait de lui, une telle modestie envahissait son cœur qu’il ne pouvait même pas lever les yeux sur elle ni lui rendre son salut. Certaines fois, alors qu’il se préparait à lui adresser la parole, elle passait sans s’arrêter, sans presque le voir. Autour de lui, il entendait les gens chuchoter : “Ce n’est pas une mortelle, c’est un ange béni de Dieu.”
— Ils disaient vraiment ça ? »
Longfellow rit légèrement.
« En tout cas, c’est ce qu’il a entendu parce qu’il était profondément amoureux. Et quand on est amoureux, on entend la ville entière célébrer les louanges de l’être cher.
— Est-ce qu’il a demandé sa main ? s’enquit Edith d’une voix emplie d’espoir.
— Non. Elle ne lui a parlé qu’une seule fois, pour lui dire bonjour. Elle a épousé quelqu’un d’autre, puis elle a attrapé les fièvres et elle s’est éteinte. Dante s’est marié à son tour et a fondé une famille. Mais il n’a jamais oublié son amour. Il a même appelé sa fille Béatrice.
— Sa femme n’en a pas été fâchée ? » demanda la jeune fille indignée.
Longfellow prit dans la coiffeuse une brosse douce ayant appartenu à Fanny et la passa dans les cheveux d’Edith.
« On connaît peu de chose sur donna Gemma. En revanche, on sait que, vers le milieu de sa vie, alors qu’il vivait des moments difficiles, Dante eut une vision : de sa maison au ciel, Béatrice s’apprêtait à lui envoyer un guide pour l’aider à franchir un lieu obscur au bout duquel il la retrouverait. Quand il tremble à l’idée de se lancer dans cette épreuve, son guide lui rappelle sa vision : Quand, tu reverras ses yeux sublimes, tu repasseras par le voyage de ta vie. Tu comprends, ma chérie ?
— Mais comment pouvait-il tant aimer Béatrice s’il ne lui avait jamais parlé ? »
Dérouté par la question, Longfellow resta un moment à brosser les cheveux de sa fille en silence.
« Il dit un jour qu’elle avait semé en son cœur de
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