Le cercle de Dante
unique photo de lui le déçut. Son chapeau et son pantalon d’uniforme ne l’avantageaient pas et son regard avait une expression de terreur indicible.
Formée à Springfield, au Massachusetts, sa compagnie C du 10 e régiment découvrit les terres chaudes et arides du Sud au camp de Brightwood. La poussière avait à ce point imbibé les tenues neuves des soldats que leur belle couleur bleue avait pris la teinte grise et terne des uniformes ennemis. Le colonel demanda à Benjamin Galvin s’il voulait être adjudant de la compagnie et tenir le compte des pertes. Celui-ci expliqua qu’il connaissait l’alphabet mais ne savait pas vraiment lire ni écrire. Oh, il avait bien essayé d’apprendre, et plus d’une fois, mais les lettres et la ponctuation prenaient le mauvais chemin dans sa tête et se mélangeaient sur la page. Le colonel en fut étonné, non que l’illettrisme fût rare parmi les recrues, mais parce que le deuxième classe Galvin semblait toujours plongé dans des pensées profondes. Ses grands yeux paisibles absorbaient tout ce qu’ils voyaient avec une telle sérénité que les hommes de la troupe l’avaient surnommé l’opossum.
Le premier émoi dans le bataillon survint en Virginie, le jour où l’un des leurs fut retrouvé dans les bois, une balle dans le crâne et le corps lardé de coups de baïonnette. Sa tête grouillait de vers et sa bouche n’était plus qu’un essaim d’abeilles construisant sa ruche. On raconta que les rebelles avaient envoyé un nègre tuer un Yankee, juste pour la rigolade. Le capitaine Kingsley, qui était un ami du mort, fit jurer à la troupe d’être sans pitié quand l’heure viendrait de combattre les Secesh {43} . Mais on eût dit que ce jour auquel tous aspiraient ne viendrait jamais.
Galvin avait beau avoir travaillé au grand air la plus grande partie de sa vie, il n’avait jamais vu aucune des bestioles qui foisonnaient dans ces contrées. L’adjudant-chef de la compagnie, qui se réveillait tous les matins une heure avant le clairon pour démêler son épaisse tignasse et tenir la liste des malades et des morts, ne laissait personne les tuer. Il les choyait comme ses enfants, bien que quatre soldats d’une autre compagnie fussent morts de ces vers blancs qui avaient infesté leurs blessures. Galvin l’avait vu de ses propres yeux après une escarmouche, alors que la compagnie C marchait jusqu’au campement suivant, tout proche du champ de bataille, à en croire la rumeur.
Que la mort pût frapper aussi facilement autour de lui était une chose qu’il n’avait jamais imaginée. À Fair Oaks, en une seule explosion, six hommes s’étaient retrouvés étendus à ses pieds dans un nuage de fumée – morts –, et leurs yeux continuaient de regarder, comme s’ils s’intéressaient toujours à l’issue des événements. Ce qui l’avait abasourdi ce jour-là, ce n’était pas le nombre de tués mais plutôt le nombre de survivants, tant il ne semblait pas possible, ni même juste, que quiconque réchappât de la tuerie. Après les combats, l’inconcevable quantité d’hommes et de chevaux massacrés avait été empilée ensemble comme un stère de bois et incendiée. Par la suite, Galvin ne pourrait plus fermer les yeux pour s’endormir sans que les cris et les explosions ne se missent à faire la sarabande dans sa tête et que l’odeur de chair en décomposition n’envahît ses narines.
Un soir, en rentrant de patrouille, tenaillé par la faim, il découvrit qu’une partie de ses rations s’était envolée. Un camarade qui partageait sa tente lui dit qu’il avait vu l’aumônier de la compagnie fouiller dans son paquetage. Galvin fut stupéfié par une telle fourberie en un temps où tout le monde souffrait mille maux d’estomac à cause de la faim. D’un autre côté, le vol était compréhensible car les rations, déjà insuffisantes, se réduisaient vite à des biscuits infestés de charançons quand la troupe était en marche sous une pluie battante ou un soleil de plomb. Le pire, c’était la nuit. Impossible de se coucher sans faire d’abord « la traque », c’est-à-dire sans se déshabiller complètement pour débarrasser ses vêtements des insectes, tiques et autres parasites. L’adjudant, le gars qui avait l’air de s’y connaître dans ce domaine, disait que le seul moment où les insectes pouvaient vous grimper dessus, c’était quand vous ne bougiez pas. C’est pourquoi il fallait toujours aller
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