Le cercle de Dante
s’ils disputaient une partie de cartes. Mais comment cela était-il possible ? La guerre n’avait aucun sens si elle n’était pas faite pour améliorer le sort des esclaves. Au cours d’une marche, Galvin tomba sur un nègre puni pour avoir tenté de s’enfuir. Son maître l’avait cloué par les oreilles à un arbre et abandonné nu à la voracité des moustiques et des mouches.
Quand le Massachusetts leva un régiment de nègres, il se trouva des soldats de l’Union pour protester. Galvin rencontra même un régiment de l’Illinois qui menaçait de déserter tout entier si Lincoln libérait un seul esclave de plus. À partir de ce moment, les choses lui devinrent définitivement incompréhensibles.
Dans les premiers mois de la guerre, il avait assisté à une réunion de nègres pour le renouveau de la foi. Il les avait entendus chanter une prière à l’intention des soldats qui passaient par la ville : « Le Bon Dieu prend les pécheurs et les secoue au-dessus de l’Enfer, mais il ne les y laisse pas tomber. » Et tout le monde avait repris :
Le Diable est fou furieux mais, moi, je suis heureux. Gloire ! Alléluia !
Il a perdu une âme qu’il croyait posséder. Gloire ! Alléluia !
« Les nègres nous ont aidés, ils ont fait les espions pour nous. On va pas les lâcher maintenant qu’ils ont besoin de nous ! » Voilà ce qu’avait dit Galvin à un lieutenant de sa compagnie.
« Je préfère voir l’Union terrassée que victorieuse grâce à des nègres ! » lui avait crié l’autre au visage.
Plus d’une fois, Galvin avait vu un soldat s’emparer d’une mignonne négrillonne et l’emporter dans les bois sous les acclamations de ses camarades.
Dans un camp comme dans l’autre, les vivres manquaient. Un matin, trois soldats rebelles en quête de nourriture avaient été attrapés dans les bois, non loin du campement de Galvin. À voir leurs joues creuses, ils étaient à demi morts de faim. Un déserteur de sa compagnie se trouvait avec eux. Le capitaine Kingsley lui donna l’ordre de l’abattre. En entendant ça, Galvin crut que le sang allait jaillir de sa bouche s’il écartait seulement les lèvres pour dire un mot.
« Sans les cérémonies d’usage, mon capitaine ? parvint-il à articuler quand même.
— Pas le temps de le passer en jugement ni de le pendre, soldat, nous partons au combat. Armez… En joue… Feu !… En joue, soldat ! répéta le capitaine. Tu veux être puni, toi aussi ? »
Galvin avait eu l’occasion d’assister au châtiment d’un camarade qui avait refusé d’obéir au même ordre. On appelait ça : « Tu bouges, tu crèves. » Ça consistait à avoir les mains liées au-dessus des genoux, une baïonnette entre les bras et les jambes, et une autre dans la bouche.
Finalement, le déserteur, vidé, à bout de forces, se mit à crier : « Alors, tu me descends ? » Pas plus perturbé que ça, le bonhomme ! Et Galvin tira sur son compagnon d’armes à bout portant. Après, une douzaine de gars de la troupe lardèrent son corps flasque de coups de baïonnette.
Le capitaine Kingsley, un éclat glacial dans les yeux, recula et ordonna à Galvin d’abattre aussi les trois prisonniers rebelles. Le voyant hésiter, le capitaine le prit par le bras et le tira violemment sur le côté.
« Toujours en train d’observer, Opossum, pas vrai ? Toujours en train d’observer tout le monde comme si, dans ton cœur, tu savais mieux que les autres ce qu’il faut faire. À partir de maintenant, tu feras exactement ce que je dirai. Et tout de suite, tonnerre de Dieu ! » Il avait dit cela en montrant les dents.
Les trois rebelles étaient alignés.
« Armez, en joue, feu ! » dit le capitaine.
Et Galvin les abattit l’un après l’autre d’une balle dans la tête avec son fusil Enfield. En tirant, il ne ressentit rien du tout : les émotions l’avaient quitté, tout comme le goût, l’ouïe et l’odorat.
La même semaine, il vit quatre soldats de l’Union, dont deux de sa compagnie, molester des jeunes filles de la ville voisine. Il rapporta le fait à ses supérieurs. Les quatre soldats furent fouettés pour l’exemple, attachés à une roue de canon. Et comme c’était lui, Galvin, qui les avait dénoncés, il fut désigné pour appliquer la sanction.
À la bataille suivante, il n’eut pas le sentiment de se battre pour un camp ou pour l’autre, ni même contre un camp ou contre l’autre. Il se battait,
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