Le Cercle du Phénix
point
de ne se douter de rien. Depuis le temps, il aurait dû mieux la connaître, et
ne surtout pas la sous-estimer. Pour un peu, Angelia se serait sentie vexée.
Le rideau allait bientôt tomber sur Charles Werner, mais
Angelia devait concéder qu’il avait merveilleusement joué son rôle de
Commandeur à la tête du Cercle du Phénix. D’autant qu’elle le tenait en son
pouvoir grâce au fameux carnet, cette bombe à retardement dont la seule
évocation donnait à Werner des sueurs froides. Comment un homme aussi brillant
avait-il pu avoir la sottise de se compromettre à ce point, voilà qui demeurait
un mystère pour Angelia.
Inlassable, Lady Carlson continuait à jacasser en
ponctuant chaque mot d’un geste ample de sa main desséchée.
— Depuis
que notre bonne Lily est partie, voyez-vous…
Angelia lissa d’un geste machinal sa robe couleur corail
passementée d’or. En vérité, Werner lui avait rendu un très grand service en la
trahissant, puisque grâce à cela elle avait revu Cassandra. Ce souvenir lui
faisait battre le cœur un peu plus vite. Pendant quinze ans, elle avait
ardemment espéré ces retrouvailles ; pas une journée ne s’était écoulée
sans que l’image de Cassandra ne hante son esprit. Mais l’issue de cette longue
période de solitude et d’angoisse approchait, et le vide qui l’habitait, non,
qui la dévorait, allait enfin être comblé. Vivre dans les beaux quartiers,
posséder une position sociale, de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, de
splendides équipages, des robes somptueuses, se rendre à des bals, diriger une organisation
criminelle, fomenter des assassinats, fabriquer des poisons, tout cela
était très joli et remplissait amplement ses journées, mais il lui manquait le
principal pour être heureuse. Aujourd’hui, elle apercevait enfin la lumière au
bout du tunnel.
— Le
mariage d’Eleanor me rend si nerveuse… Je me réveille souvent la nuit avec des
palpitations…
Angelia étouffa un bâillement. Dieu que cette femme
était assommante ! À croire qu’elle était la première personne sur terre à
marier sa fille.
La jeune femme se demanda quelle attitude adopterait
Cassandra au cours de leur prochaine rencontre. Se réjouirait-elle ? Se
mettrait-elle en colère ? Peu importait sa réaction en vérité. Maintenant
qu’Angelia l’avait retrouvée, il était hors de question qu’elle la laisse
s’échapper de nouveau. Du reste, Cassandra avait certainement souffert autant
qu’elle de leur séparation, sinon plus car le poids de la culpabilité pesait
sur ses épaules. L’horrible souvenir de son acte devait la ronger cruellement
depuis quinze ans… D’ailleurs, sa fuite lors du bal s’expliquait sans doute par
les terribles remords qu’elle éprouvait. Mais Cassandra se fourvoyait :
Angelia ne lui en voulait pas. Elle ne lui en avait même jamais voulu à dire
vrai. Elle l’aimait trop pour permettre au ressentiment et à la vengeance
d’envahir son cœur. Lors de leur prochaine entrevue, Angelia prendrait soin de
la rassurer à ce propos, et grâce à elle, la conscience de Cassandra serait
apaisée.
La voix stridente de son hôtesse la tira de ses
réflexions.
— Vous
partez en voyage m’a-t-on dit, Lady Killinton. J’ose espérer que vous serez de
retour pour les noces. Votre absence nous désolerait.
« Ce qu’il ne faut pas entendre ! »
songea Angelia. Si elle se retrouvait dépouillée du jour au lendemain de son
titre et de sa fortune, elle doutait fort que Lady Carlson veuille toujours
d’elle à la cérémonie.
— Oh,
mais bien sûr, la rassura-t-elle avec un sourire éblouissant d’hypocrisie. Je
ne quitte Londres que quelques jours, et pour rien au monde je ne voudrais manquer
le mariage d’Eleanor.
L’après-midi tirant à sa fin, elle ne tarda pas à se
lever pour prendre congé, imitée par Lady Carlson qui tira le cordon de la
sonnette pour appeler la bonne. Angelia papillonna vers la porte dans un
tourbillon de soie colorée. Elle se sentait particulièrement légère à la pensée
que Cassandra allait bientôt lui rendre visite pour récupérer le carnet. Dire
qu’elles avaient vécu si près l’une de l’autre sans le savoir ! Le temps
perdu devait à tout prix être rattrapé.
Le cœur en liesse, Angelia gratifia Lady Carlson d’un
sourire joyeux avant de sortir affronter les frimas de la rue, soigneusement
emmitouflée dans sa cape de fourrure
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