Le Cercle du Phénix
était proche, et son impuissance à l’endiguer le
remplissait d’effroi.
— Votre
incompétence me lasse profondément, savez-vous… Une fois de plus, je vais
devoir prendre moi-même les choses en main.
Bien que régulièrement englouti par ce torrent de
reproches depuis cinq ans, Werner n’était jamais parvenu à s’habituer aux accès
de furie de son chef. Au prix d’un effort surhumain, son visage demeura
impassible, mais les crispations nerveuses de ses mains sur la table venaient
démentir son calme apparent.
Angelia s’immobilisa soudain près de lui, raide et
menaçante. Sous l’étoffe de la robe, on sentait tous ses muscles tendus à
l’extrême. Inconsciemment, Werner se recroquevilla sur son siège.
— Mais
madame…, hasarda-t-il d’une voix faible, conscient de son audace.
— Pas
un mot ! siffla la jeune femme, déchaînée.
Elle esquissa un mouvement rapide et l’aiguille fendit
les airs en lançant des reflets argentés avant de se ficher dans la main droite
de Werner avec un craquement sinistre.
Livide, celui-ci resta un moment pétrifié de stupeur.
Puis, d’un geste vif, sans réfléchir, il arracha l’aiguille qui clouait sa main
à la table. Il ne put retenir un cri de douleur tandis que le sang jaillissait de
la plaie et se mettait à couler sur ses doigts et son poignet. De sa main
indemne, il s’empressa de sortir un mouchoir de sa poche et l’appliqua tant
bien que mal sur la blessure, soucieux de stopper au plus vite l’hémorragie,
mais pas au point d’oser quitter la pièce de son propre chef pour aller trouver
un médecin.
— Qui
eut cru qu’une simple aiguille à cheveux puisse constituer une arme aussi
redoutable ? lança Angelia d’un ton féroce. Eh bien, ne restez pas planté
là, sortez vous soigner. Vous allez mettre du sang partout !
Werner se leva aussi dignement que possible, le cœur
débordant de haine.
— Et
n’oubliez pas, poursuivit la jeune femme d’une voix pétrie de menaces, c’est
moi qui ai fondé le Cercle du Phénix, et vous êtes à mes ordres. Un sous-fifre,
rien de plus. Ne l’oubliez jamais, Werner ! Sortez maintenant, et
préparez-vous. Nous partons pour le monastère dans une demi-heure.
Werner fila sans demander son reste. Demeurée seule,
Angelia, à qui son coup d’éclat avait rendu sa sérénité, s’approcha de la
fenêtre et contempla le spectacle du lever du soleil sur les collines
avoisinantes. Un sourire étira lentement ses lèvres lorsqu’elle imagina la tête
que ferait son lieutenant s’il apprenait qu’elle n’avait plus le carnet en sa
possession. La terrifiante épée de Damoclès s’était volatilisée voilà trois
jours, le malheureux était libre désormais, et il n’en savait strictement
rien ! C’était à mourir de rire.
En dépit des propos excessifs qu’elle venait de tenir à
rencontre de Werner, Angelia devait reconnaître que celui-ci l’avait bien
servie. Il avait dirigé le Cercle d’une main de fer, faisant preuve d’une rare
intelligence couplée à une fourberie démoniaque. En outre, c’était lui qui
avait enrôlé l’assassin dans l’organisation, et Angelia n’avait toujours eu
qu’à se féliciter de ce choix. Naturellement, elle ne se faisait aucune
illusion quant à la motivation profonde qui avait présidé au recrutement du
garçon aux cheveux blancs : Werner se souciait fort peu des intérêts du
Cercle du Phénix. Non, ce qu’il voulait en réalité, c’était avoir le jeune
homme en permanence sous la main. Malgré tous ses efforts pour la dissimuler,
sa passion pour ce garçon crevait les yeux. Les activités du Cercle
constituaient dès lors un prétexte idéal à leurs coupables rencontres…
Décidément, ce Werner n’était qu’un vieil hypocrite. Du reste, il n’avait
jamais appelé le jeune homme autrement que « l’assassin « : bien sûr,
il était plus commode de ne pas donner de nom à son péché. Cela lui aurait
conféré une réalité trop difficile à assumer pour un bon père de famille tel
que Werner. Peut-être ce dernier aurait-il été bien avisé de donner une de ses
filles en mariage à son amant. Au moins, il aurait eu le garçon à demeure pour
satisfaire le moindre de ses caprices… Le sourire d’Angelia s’élargit à cette
pensée délicieusement immorale.
Mais peu importaient les sentiments de Werner. Le jeune
homme était doué, aucun doute là-dessus : il avait la mort dans le sang.
Nul ne le
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