Le Cercle du Phénix
Aujourd’hui, il savait ce
qui le tourmentait alors.
Werner
avait essayé de l’éloigner de Gabriel en lui dévoilant son passé, mais il avait
sous-estimé la force de ses sentiments. Seul un bien piètre amour aurait pu
être ébranlé par la divulgation de ce secret. Werner avait obtenu l’effet
inverse de celui escompté : jamais Julian ne s’était senti si proche de
Gabriel, comme si le mur invisible qui les séparait encore s’était volatilisé.
Le
silence de la chambre n’était troublé que par la respiration paisible de
Gabriel. Dans un geste plein de tendresse, Julian passa sa main dans les
soyeuses mèches blanches du jeune homme, puis se pencha vers lui et caressa
délicatement les cicatrices sur ses poignets.
À cet instant précis, il se jura de veiller à ce qu’à l’avenir le malheur
n’ait plus de prise sur Gabriel.
*
Quelque part dans le manoir, une horloge sonna la demie de quatre heures.
Perturbée par sa confrontation avec Angelia et le sort de Werner, Cassandra se
tournait et se retournait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil.
Dès
leur retour au manoir, la jeune femme avait relaté aux Ward qui les attendaient
impatiemment dans le grand salon — Jeremy étant retenu à Londres
par son travail – l’irruption de Lady Killinton et la condamnation à mort
de son second. Elle avait en revanche passé sous silence les déclarations de
Werner au sujet de Gabriel, ainsi que les propos qu’elle-même avait échangés
avec sa sœur. Ces détails intimes ne regardaient personne.
Avec
son cynisme habituel, Nicholas s’était réjoui d’apprendre que Werner avait été
mis hors de combat sans même qu’ils aient à s’en mêler (ne serait-ce pas
formidable si tous les membres du Cercle s’entretuaient ainsi, leur assurant
une victoire sans fatigue ?), puis, les effets de l’heure tardive se
faisant sentir, tout le monde était monté se coucher.
Julian
avait le visage fermé au moment de se retirer dans sa chambre, et Gabriel
semblait très abattu. Naturellement, il fallait s’attendre à une mauvaise
surprise de ce genre à son sujet, mais la prévisibilité de la révélation
n’atténuait en rien son caractère désagréable. Gabriel demeurait toutefois une
énigme à ses yeux : il s’était prostitué, avait œuvré pour le compte d’une
société criminelle, et pourtant il ne ressemblait en rien aux individus qui
hantaient le monde souterrain de la pègre, milieu qu’elle-même avait côtoyé de
près à une époque. Il savait lire et écrire, et surtout possédait une élégance
et une distinction innées pour le moins surprenantes chez un garçon affligé
d’un passé aussi sordide.
Brusquement,
sans crier gare, l’image d’Angelia s’imposa de nouveau à Cassandra.
Excédée,
la jeune femme renonça pour l’heure à dormir. Bien décidée à chasser sa sœur de
son esprit, elle résolut d’aller chercher un livre à la bibliothèque. Une bonne
lecture lui changerait les idées.
Un
froid vif la saisit à la gorge dès qu’elle sortit de sa chambre. Cassandra, que
son fin peignoir de batiste ne réchauffait guère, dévala l’escalier et
s’empressa de se réfugier dans la bibliothèque où elle eut la surprise de
trouver Andrew, occupé à examiner un rayonnage. Il se tourna vers elle sans
sourire, encore contrarié par tout ce qu’elle lui avait caché au cours des
semaines précédentes.
— Il
semblerait que nous ayons eu la même idée, dit-il d’une voix un peu sèche.
Une fois de plus, Cassandra nota avec inquiétude ses traits tirés.
— Tu
as l’air épuisé, fit-elle remarquer d’un ton abrupt.
Andrew tressaillit imperceptiblement.
— Oui,
j’ai eu beaucoup de travail ces derniers jours. Avec l’arrivée du froid, les
malades se multiplient.
Cassandra fronça un sourcil sceptique mais n’insista pas. Andrew pouvait
se montrer terriblement têtu, et s’il ne souhaitait pas révéler ce qui le
préoccupait, elle ne parviendrait pas à l’y contraindre.
— Fais
attention à toi, recommanda-t-elle simplement avec une douceur qui l’étonna
elle-même et lui valut un coup d’œil déconcerté d’Andrew, dont la rancune
s’évanouit d’un coup. Ne te surmène pas.
— Julian
et Gabriel paraissaient troublés tout à l’heure, déclara-t-il après un silence
embarrassé. Que s’est-il passé ?
Cassandra hésita.
— Eh
bien… disons que Charles Werner s’est fait une
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