Le Cercle du Phénix
recroquevilla un peu plus, ferma les yeux et
attendit la sentence. Allait-il le renvoyer tout de suite, lui enjoindre de
quitter les lieux sur-le-champ et de ne plus jamais chercher à le revoir ?
La conclusion était si rapide… Il aurait aimé disposer d’un peu plus de temps
pour se préparer, mais c’était trop demander, bien entendu, car il ne méritait
pas une telle faveur.
Brusquement,
les bras de Julian se refermèrent sur lui.
— Pardonne-moi…
Dérouté, Gabriel crut avoir mal entendu. Il demeura parfaitement
immobile, le souffle suspendu.
— Pardonne-moi…,
chuchota de nouveau Julian contre son épaule. Pardonne-moi d’avoir été aveugle
à ta souffrance… Je n’avais rien compris…
Le lord releva la tête et Gabriel rencontra avec stupéfaction son regard
bouleversé et chargé de remords.
— J’ai
été stupide, je n’avais pas réalisé…
— Ce
n’est pas à toi de t’excuser, murmura Gabriel, embarrassé par cette attitude si
peu conforme à ses prévisions.
— Ne
me fuis pas…, implora Julian. Je t’accepte tel que tu es, ton passé n’a aucune
importance…
« Je t’accepte tel que tu es »… Abasourdi, Gabriel ne pouvait
croire ce qu’il venait d’entendre. C’était trop beau pour être vrai… Éperdu de
reconnaissance, il répondit à l’étreinte de, Julian, le serra dans ses bras à
l’étouffer. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Il n’avait plus pleuré
depuis une éternité, même dans les pires moments de sa misérable existence,
mais aujourd’hui la digue était rompue, lui apportant une délivrance à laquelle
il ne croyait plus.
Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression d’être pardonné.
Assis dans le lit, Julian veillait sur le sommeil de Gabriel. Un léger
sourire flottait sur les lèvres du jeune homme, dont le feu qui crépitait dans
la cheminée éclairait le beau visage. Seigneur, comment pouvait-il encore
sourire avec le boulet d’afflictions qu’il traînait derrière lui ? La
simple pensée du supplice enduré par Gabriel durant les années où il se
prostituait lui soulevait le cœur. Il n’était qu’un enfant alors, trop jeune et
vulnérable pour être ainsi confronté à la perversité des adultes. Était-ce dans
cette maison close qu’il avait tenté de se suicider en s’ouvrant les
veines ? Et ses cheveux blancs étaient-ils le reflet du terrible
traumatisme qu’il avait subi ?
Julian
avait conscience de mener une existence privilégiée à l’abri du besoin et de
l’insécurité. Il lisait assez assidûment les journaux pour ne pas ignorer que
la misère et la criminalité gangrenaient l’Angleterre, mais ces notions
demeuraient abstraites à ses yeux car il n’y avait jamais été confronté en
personne. En outre, dans le monde feutré au sein duquel il évoluait, on
n’abordait pas ces questions, ou alors très superficiellement pour évoquer le
déclin de la morale et la décadence de la société. Les classes supérieures
préféraient vivre dans l’ignorance volontaire du laid et du sordide afin de
préserver leur tranquillité d’esprit. Lui-même avait agi de la sorte, et il en
éprouvait de la honte à présent.
Certes,
une profonde blessure lui avait été infligée voilà cinq ans par sa propre
épouse, la personne qu’il aimait et respectait le plus au monde, mais cette
douleur appartenait désormais au passé, et elle lui semblait presque dérisoire
au regard des souffrances supportées par Gabriel.
En
ce moment de parfaite sérénité qui précédait l’aube, Julian voyait les choses
avec une redoutable clarté. Pour survivre, Gabriel n’avait eu d’autre choix que
de se cuirasser contre toute émotion. Son insensibilité à la mort, la sienne
comme celle d’autrui, était terrifiante et en même temps compréhensible au vu
des révélations de Charles Werner. Il avait certes commis des crimes atroces,
mais ne possédait-il pas des circonstances atténuantes qui plongeaient leurs
racines dans la période précédant son entrée au sein du Cercle du Phénix ?
À plusieurs reprises au cours des dernières semaines, Julian s’était réveillé
au cours de la nuit. À ses côtés, les yeux grands ouverts, Gabriel ne dormait
pas, en proie à une inquiétude visible. Il l’avait observé à la dérobée, mais
n’avait soufflé mot car il avait compris instinctivement que le jeune homme
refuserait de lui dévoiler la source de son angoisse.
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