Le Chant des sorcières tome 1
talon. Marthe ? Elle est dans la chambre de Sidonie et tend les draps. Elle lève la tête brusquement, suspend son geste. Fouille la pièce des yeux, sur la défensive. Algonde chasse l'image aussitôt, troublée par la certitude que la Harpie a perçu son inquisition. Mélusine ? Dans la grotte sous la Rochette. Elle lisse ses cheveux à l'aide d'un peigne d'écaillé. Ses yeux sont tristes. Son chant aussi. Comme la Harpie, elle lève la tête, marque un temps de surprise puis lui sourit avec tendresse. Algonde s'éloigne. Chercher. Plus loin. Une raison de revenir. Le blanc. Un blanc vaporeux comme un serpentin de mousseline. Une femme debout, les mains ouvertes. Le brouillard s'écarte devant elle. Une barque glisse. Elle est à la proue. Algonde la connaît. Se reconnaît malgré la chevelure blanche qui cascade sur ses épaules, les rides sur son visage. Devant, dans la trouée, les pourtours d'un rivage. Une silhouette sur le ponton. Un homme. Vieilli, balafré sur le coin de l'œil droit. Mathieu.
Le brouillard se referme, les avale. Imitant son double, elle écarte les bras, ouvre les paumes vers le ciel puis, lentement, les yeux. Une lumière douce irradie la grotte. Une lumière qu'elle génère. Elle la connaît. Cette lueur verdâtre a guidé ses pas vers la vouivre. Les murs en étaient tapissés.
Elle baissa la tête. Dans le réservoir à ses pieds, une multitude de poissons battaient l'onde, la gueule à la surface. Algonde y plongea ses doigts pour les caresser. Elle était en paix. Il y avait une échappatoire à la mort. Une vie possible dans l'amour. Le moyen d'infléchir le destin. Le moment venu, elle saurait s'en saisir. Elle s'immergea dans l'onde vive et joua avec le banc de gardons jusqu'à ce que son aura s'éteigne tout à fait. Lorsqu'ils la guidèrent vers le boyau, luttant contre le courant, elle sut qu'elle remonterait le cours sans difficulté.
Elle rejaillit à l'air libre et, d'un battement de pieds plus puissant encore, refranchit le goulet.
Elle s'arracha au torrent et s'allongea sur la berge, au soleil, pour se sécher un peu. Elle se sentait libre. Mathieu vivrait. Il lui suffisait de le décider.
Lorsqu'elle regagna le château deux heures plus tard, pour réveiller Philippine, elle en était tellement persuadée qu'elle chantonnait de sa voix humaine et retrouvée.
29
Djem avait toujours senti ces choses-là. La lame du poignard qu'il gardait sous son oreiller était plus froide les jours où la mort rôdait. Enfant, il avait parfois l'impression d'en respirer la putréfaction et se retournait vivement pour s'assurer qu'elle ne le suivait pas. Il était né avec. Son père l'avait érigé en loi. Celui qui était couronné sultan se devait de trancher la tête de ses frères et des fils de ses frères. Longtemps, Djem avait sursauté en entendant le chuintement du cimeterre au moment d'une exécution. Longtemps, il avait gardé autour de son cou la marque que lui avait faite Bayezid une nuit avec un cordon trempé de hinna . La promesse de sa fin lorsqu'il accéderait au trône en qualité d'aîné. Il ne se souvenait plus comment il avait vaincu cette peur. Grâce à sa mère sans doute et à sa certitude qu'il serait sultan à la place de son frère. Grâce à son père. Peu importait aujourd'hui. Il en gardait la relique en lui. Comme d'une victoire remportée sur soi-même autant que sur les ombres. La première fois qu'il avait pris conscience de l'avoir surmontée, il se trouvait dans la vieille ville, au pied de Sainte-Sophie. Un mendiant s'était avancé, le visage dissimulé par une capuche. Un moine pèlerin de toute évidence. Djem lui avait pris le poignet d'autorité pour y glisser un peu de monnaie.
Le moine s'était dégagé violemment.
— Malheureux, avait-il murmuré, c'est la camarde qui te remerciera de ta bonté.
Il avait relevé sa manche. Les chairs décomposées de la lèpre étaient apparues à la lumière, aussitôt cachées. Djem n'avait pas bougé. Au contraire, il s'était rapproché pour qu'on ne puisse les entendre dans la multitude.
— Tu ne trouveras pas de léproserie en ville, veux-tu que je te conduise ?
— Je sais où elle est. Ce n'est pas elle que je cherche.
— En ce cas, laisse-moi t'aider. Si l'on te bouscule, tu mettrais d'autres vies en danger.
— La tienne ne t'importe donc pas ?
— La mienne est déjà condamnée. Dis-moi ce que tu veux trouver.
— Du savon d'Alep.
— En quoi cela
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