Le Chant des sorcières tome 1
peut-il t'intéresser ? s'était étonné Djem en lui frayant un passage dans le dédale des ruelles.
— Un vieux parchemin qui me tomba en main il y a fort longtemps prêtait à ce savon d'étonnantes qualités. Je veux l'essayer sur mes plaies.
Djem avait payé le marchand puis raccompagné le moine jusqu'aux portes de la léproserie. L'odeur de sa pourriture lui était restée dans le nez plusieurs jours durant, familière, identique à celle de son enfance. Au réveil, il regardait sa main, soignée, épilée, satinée, comme une curiosité, cherchant à faire renaître en lui l'angoisse tant de fois éprouvée. Aucune pustule n'était apparue. La peur pas davantage. Djem l'avait apprivoisée.
Lorsque les cloches s'étaient envolées, la veille, il n'avait pas eu besoin de voir surgir Guy de Blanchefort pour deviner que le roi de France avait passé.
« Son testament stipule que c'est Anne de Beaujeu qui exercera la tutelle sur son frère, Charles VIII, jusqu'à ce qu'il soit en âge de décider par lui-même. Mais les Valois, mon bon Djem, les Valois, avides de pouvoir, vont inciter Charlotte de Savoie, la mère du dauphin, à réclamer la régence. Une ordonnance royale de 1407 l'y autorise. Tout cela, vous le voyez, s'avère compliqué et retarde nos affaires, car nous ne savons aujourd'hui avec qui nous pouvons traiter. »
Djem s'était gardé de tout commentaire.
— Il y a autre chose… Hussein bey, l'envoyé de votre frère, a été retrouvé mort dans une venelle.
— On aura voulu le dépouiller…
— Sans doute, admit le grand prieur, de la voix un peu pâteuse que lui faisait sa langue gonflée et écorchée par les tenailles de l'arracheur.
Le temps d'une gorgée de thé échangée.
— Je vais vous affecter Philibert de Montoison à demeure. Il sera chargé de votre sécurité.
— Ma garde personnelle y suffit amplement, s'était durci Djem, comprenant que le discours du grand prieur d'Auvergne n'avait été qu'une ruse de plus pour amener en douceur cette nouvelle contrainte.
— La rumeur enfle, Votre Majesté. La menace est à nos portes. On m'a rapporté que Hussein bey avait été vu en compagnie d'un Turc cette funeste soirée.
— M'accuseriez-vous, grand prieur ?
— Non point, mais pouvez-vous être certain de la fidélité de vos janissaires ? On a pu vouloir l'empêcher de parler. De nous révéler sous la torture le nom de celui qu'on a chargé de vous assassiner.
— Quand bien même cela serait, je tiendrais aisément mes ennemis en respect.
— J'insiste pourtant. Philibert de Montoison sait se faire discret. Accommodez-vous de sa présence et, jusqu'à ce que nous en apprenions davantage sur cette affaire, restez dans vos quartiers. Votre vie m'est précieuse.
Djem avait serré les dents. Combien avait été grande à cet instant l'envie de se dresser. De lui dire ce qu'il savait des manigances de Bayezid avec l'Ordre. Mais il avait songé à son jeune ami, le duc de Savoie, qui attendait le bon moment pour agir. Ne pas faire de vagues, lui avait-il recommandé, demeurer à l'étale. Djem avait senti rouler en lui le tumulte intérieur des eaux de Méditerranée. Si calme en apparence avant qu'elle ne se déchaîne et ne brise qui voulait la dompter.
Depuis le matin donc, Philibert de Montoison s'était installé sur le tapis, au milieu de ses compagnons et de ses femmes. Il ne les quittait plus. Si ce rat pensait pouvoir empêcher Djem de communiquer avec ses compagnons, il se trompait. Nassouh était un tchélébi. Bien plus érudit que ne l'était aucun des Hospitaliers, il avait lu les auteurs grecs, italiens, latins, tout autant que les francs, mais, plus que tout, l'attachement aux poètes persans qu'il avait en commun avec Djem leur permettait d'échanger, sous le prétexte d'un vers dans une conversation en apparence anodine, l'essentiel de ce qu'ils avaient à se dire.
En début d'après-midi pourtant, devant les regards appuyés de Nassouh, Djem dut se rendre à l'évidence : cela ne pourrait suffire. Négligemment, il se pencha vers Mounia, la fille d'un haut dignitaire mamelouk que le sultan Keït bey lui avait donnée en épousailles en gage de son amitié. Almeïda, qui dirigeait le harem, ne la lui avait pas encore amenée en sa couche. Djem n'était pas dupe. Il savait que sa favorite craignait qu'une autre ne la supplante, et Mounia était d'une grande beauté. S'amusant de cette rivalité, Djem n'avait jusque-là pas exigé
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