Le Chant des sorcières tome 1
peur.
— Bien au contraire, ils nous rattrapent. N'allons-nous pas nous marier ?
Appelé à ses leçons, il avait filé en sifflotant cet air qui les tenait autrefois à la veille d'une farce. Algonde avait ravalé son angoisse et entonné le refrain d'une voix claire. Il y trouvait son content. Cela ne valait-il pas mieux après tout ?
Dès le lendemain pourtant, elle s'était reprise à douter. Lors, pour ne plus avoir à penser, elle s'occupait à ses anciennes corvées. Frotter l'argenterie, balayer les escaliers, aider Fanette au service de Leurs Seigneuries ou maître Janisse à la cuisine. Le premier soir qu'elle s'en était aperçue, Philippine l'avait gentiment grondée :
— Tu es ma chambrière. Cela ne te suffit donc pas ? Quel besoin as-tu de t'activer davantage ? À la Bâtie, il faudra bien que tu t'en contentes.
— Je crois bien que j'en mourrai, s'était désolée Algonde dans une moue fataliste.
Philippine avait alors éclaté d'un rire haut.
— Vivement que le Mathieu t'engrosse. Comme ça au moins, tu auras de quoi t'occuper pendant la journée !
Cette pensée l'avait rassérénée. Et tout autant chagrinée l'instant d'après. Pouvait-elle mettre un enfant au monde en sachant ce qu'elle savait ? Une contradiction de plus à ajouter à cette humeur changeante qui la tenait. Entre le rire et les larmes, entre la jouvencelle d'hier et la petite sorcière d'aujourd'hui. Entre Mathieu et Philippine. Entre le soleil et la pluie. Décidément, songeait-elle, je suis comme une girouette, soumise à tous les vents. Il serait grand temps que je les affronte au lieu de les laisser me tournebouler !
Au-dessus de la commanderie de Poët-Laval, les éléments se déchaînaient de même. Djem avait vu la caravane de ses janissaires s'éloigner le long du chemin dès le lendemain de leur évasion manquée. Longeant la vallée de la Durance, ils seraient à Marseille sous une quinzaine si ce mauvais temps ne les contraignait pas à de trop fréquents arrêts.
— Ils n'ont toujours pas de passeport, s'était moqué Djem lorsque Guy de Blanchefort lui avait dévoilé leur itinéraire, bien plus direct qu'à l'aller.
Ils discutaient à présent sans faux-semblants et le prince en avait retrouvé le goût de parler. De fait, sans qu'ils s'en rendent compte l'un et l'autre, cette échauffourée les avait rapprochés.
Guy de Blanchefort avait souri et rabattu la carte du royaume qu'il avait étalée sur la grande table de son bureau pour répondre à la demande du prince concernant l'emplacement de Rochechinard.
— C'est vrai, mais les Hospitaliers ont en réalité libre circulation en terre de France. Ils ne seront pas inquiétés. Et quand bien même. A qui en référeraient-ils ? Le royaume est sans tête véritable pour le mener.
Djem en était convenu et Guy de Blanchefort l'avait invité à sa table pour dîner.
Sur la terrasse, malgré la pluie battante et intermittente, le sang répandu s'était incrusté dans la jointure des pierres. Noirci et caillé, il témoignait de la trahison de son épouse. Djem l'avait vue se hisser sur une mule le lendemain de la bataille. Mounia lui avait adressé un regard fier. Le visage de la vengeance accomplie. Sans remords. La décision de Djem s'en était renforcée. Il avait détourné les yeux, les avait posés sur un des hommes en partance. Un clignement de paupières avait scellé leur accord. La nuit sanglante n'était pas achevée que Houchang était allé le trouver pour lui donner ses ordres. Djem savait qu'ils seraient exécutés à la lettre. L'Égyptienne ne reverrait pas sa terre.
« La pitié ne vaut que par la justice, mon fils », lui édictait son père.
Combien d'hommes tués, de compagnons blessés, pour combler la blessure d'orgueil de cette diablesse ? Plus de deux cents avaient été ensevelis. Turcs et Francs mêlés. La commanderie s'était transformée en charnier. Qu'elle meure donc ! Elle l'avait mérité. Djem l'avait regardée partir, rayonnante de son impunité. Hargneux en pensant à Anwar qui avait perdu une oreille dans la bataille, à Nassouh le tchélébi dont la main, si habile à tracer et à enluminer les versets du Coran, avait été abîmée.
Ses amis en avaient gardé une hargne inassouvie que la présence permanente de Philibert de Montoison ne faisait qu'attiser. Sans compter que jusqu'à leur propre départ pour Rochechinard, ils étaient tous consignés dans les quartiers de Djem.
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