Le Chant des sorcières tome 1
laisser conter. Certaine que quelque chose de grave venait d'arriver, elle la suivit d'un pas pressé jusqu'en leurs appartements.
7
— Vous m'avez fait mander, Votre Seigneurie, s'annonça Gersende.
Sidonie, tout autant que le baron Jacques penché sur son écritoire, avait l'air grave. Mais Gersende n'était pas de celles qui se dérobent à leurs responsabilités.
— Je tenais à vous prévenir de mon départ précipité, ma bonne Gersende; je resterai absente une dizaine de jours tout au plus et reviendrai avec Philippine. Pouvez-vous lui aménager une chambre ? Je conçois que cela sera difficile compte tenu de l'exiguïté de ce château, mais elle a passé de longues années au couvent et il est indispensable qu'elle puisse s'isoler.
Au même instant, d'un geste qui manquait de détermination, le baron apposa sur sa lettre un cachet de cire, et son parfum âcre piqua le nez de Gersende. L'intendante planta son regard droit et humble dans celui de sa maîtresse.
— Souhaitez-vous que je rende mes appartements ?
— Quelle curieuse idée ! la faucha Sidonie en haussant les épaules. Vous y êtes installée avec votre fille, et vous déplacer toutes deux pour si peu de temps serait bien plus incommode. Je suis sûre que vous trouverez une autre solution. N'est-ce pas, Jacques ?
Sidonie pivota vers le baron. Il hocha la tête, visiblement accablé.
— Je ne saurais évidemment me passer de Marthe, aussi je compte sur votre Algonde pour servir de chambrière au baron durant mon absence, reprit Sidonie en revenant vers Gersende.
— Vous ne la fâchez donc pas ?
— Et pourquoi donc ?
— Pour son indiscrétion de tantôt…
Sidonie balaya ce souvenir d'un revers de main.
— Qu'elle tienne sa langue me suffira, assura-t-elle, avant d'ajouter pour clore l'entretien : Faites-moi porter une collation légère. Je déjeunerai sans attendre, et partirai dès que la charrette des bagages sera chargée. Le baron par contre se mettra à table comme à l'accoutumée.
— Je vais prévenir maître Janisse, de même que le palefrenier et le sire Dumas. D'ici une heure, vous pourrez vous mettre en route sous bonne escorte, assura Gersende avant de s'incliner en une courte révérence.
Avant de tourner les talons, elle ajouta, sincère :
— Je suis persuadée que votre Philippine sera heureuse chez nous. Je vous souhaite un bon voyage, dame Sidonie.
On la gratifia d'un sourire et Gersende sortit le cœur en paix. Dame Sidonie lui avait renouvelé sa confiance. Aussi intrigante que fût Marthe, elle n'avait pas réussi à la chasser de cette maisonnée !
Ses dernières larmes, Algonde les avait versées neuf ans plus tôt. Ce soir-là, comme trop souvent, son père était rentré du travail bien après le couvre-feu, ivre. Son œil fou avait balayé la pièce et Algonde avait eu peur. Il était trempé par la pluie qui battait la campagne et sentait le purin comme s'il avait roulé dans la fosse aux pourceaux qui voisinait leur masure. Gersende, discrète, lui avait servi la soupe. Il en avait avalé quelques cuillères avant de vomir dans son écuelle, plié en deux. Gersende s'était précipitée pour l'aider. Il l'avait repoussée violemment avant de se dresser, un couteau à la main. Algonde s'était aussitôt accroupie dans un coin, effrayée, les mains sur les oreilles, les yeux fermés. Lorsqu'elle les avait ouverts, elle l'avait vu courbé au-dessus de sa mère allongée à terre. Gersende le suppliait.
— Pas devant la petite…
Il n'était pas en état d'entendre. Il avait cogné des poings et des pieds avant de la traîner par les cheveux sur la paillasse et de se coucher sur elle. Algonde était restée terrée contre le coffre jusqu'à ce qu'il ronfle et que sa mère, tuméfiée, vienne la chercher. Au matin, le père ne se souvenait de rien. Il était parti à l'aube. La vie avait repris ses droits. Algonde avait passé la matinée à ruminer sa colère, jusqu'à ce qu'elle l'emporte. Elle s'était dirigée vers la maison voisine, sur le toit de laquelle son père travaillait à dresser une charpente. Elle voulait lui dire qu'elle n'en pouvait plus, qu'elle voulait retrouver son papa d'avant. Elle l'avait fixé depuis le sol. Debout sur une poutre, il buvait au goulot de sa gourde. Du vin. Comme toujours. Les poings d'Algonde s'étaient serrés de rage. L'envie qu'il tombe, là, mort à ses pieds. Dans les secondes qui avaient suivi, un épervier avait surgi
Weitere Kostenlose Bücher