Le Chant des sorcières tome 1
de nulle part et s'était mis à tournoyer au-dessus de lui, avant de fondre en piquet. Le père avait été déséquilibré. La gourde lui avait glissé des mains. Elle s'était écrasée avant lui, éclaboussant Algonde. Gersende s'était précipitée, tandis que la voisine déjà l'entraînait, elle la bécaroïlle, loin de ce visage aux yeux vides qui, de nouveau, souriait.
Algonde avait eu la certitude que la mort avait délivré son père du démon qui le possédait. De fait, depuis quelques mois, il cherchait querelle en toute occasion et sans raison. Sa violence à l'égard des autres ne cessait d'empirer, de sorte qu'il avait réussi à se fâcher avec le village tout entier. Si Gersende n'avait pas été, comme sa mère et sa grand-mère avant elle, intendante du château de Sassenage, personne ne se serait dérangé pour son enterrement. Au lieu de cela, on était venu rendre au défunt un hommage de bon aloi qui avait fait douter Algonde des sentiments qu'elle lui portait. Ce père qu'elle avait détesté lorsqu'il levait la main sur sa mère, n'était-il pas au fond ce papa qu'elle avait aimé quand il lui fabriquait de jolis jouets ? Trop jeune pour faire la part des choses, elle en avait été troublée quelques semaines durant, jusqu'à ce qu'elle entende sa mère rire aux éclats. C'était la première fois qu'elle voyait Gersende avec ce visage-là. Leur complicité n'avait cessé de croître depuis, tout comme sa gaieté et son espièglerie naturelles.
Du coup, face à la tristesse qui la submergeait ce jourd'hui, Algonde était démunie. La seule idée de devoir quitter ce château, cette vaste pièce même où sa mère avait été logée à dater de son veuvage, la désespérait. Elle éprouvait ce sentiment détestable d'être l'instrument du malheur de Gersende, comme son père, autrefois, l'avait été. Elle s'en voulait amèrement. Non pas d'avoir espionné dans l'espoir de voir Marthe quitter la contrée, mais d'avoir été prise et jugée. Elle savait au fond d'elle qu'elle n'avait rien fait de mal. Ses larmes n'en finissaient plus de couler sur son oreiller. Au point qu'elle n'entendit pas Gersende pousser la porte du logis, traverser la pièce principale et écarter la courtine qui séparait leurs lits.
— Eh bien, eh bien… dit la voix de sa mère en même temps qu'elle posait une main entre ses omoplates secouées de sanglots.
Algonde releva la tête et attendit à peine que Gersende s'asseye à ses côtés sur la courtepointe pour se jeter dans ses bras.
— Oh ! pardon, pardon, pardon, mère, hoqueta-t-elle.
— Et de quoi, tudieu ? D'être plus habile que Marthe ?
La légèreté du ton ourlé de tendresse fit redresser la tête de la jouvencelle. Son regard se perdit dans celui, serein, de Gersende.
— Ne sommes-nous pas renvoyées ? demanda Algonde entre deux reniflements.
Gersende secoua la tête. Algonde lui opposa un pâle sourire, le cœur hésitant encore entre le soulagement et la crainte.
— Mais dame Sidonie ?
— Me prévenait de son départ avec cette garce.
La face d'Algonde s'éclaira. Son naturel reprit le dessus. D'un revers de manche, elle balaya prestement ses paupières gonflées et humides.
— Ne vous a-t-elle pas réprimandée ? insista-t-elle pourtant, craignant que sa mère n'omette de lui parler de sa punition pour ne pas l'accabler davantage.
— Ni toi ni moi, ma bécaroïlle. Bien au contraire, te voici promue chambrière du baron, qui me semble bien ennuyé des frasques de son aînée, Philippine.
— Moi, chambrière du baron ?
La surprise arrondit les yeux d'Algonde. Attendrie par l'ampleur de son tourment, sa mère essuya une larme rebelle dans le sillage du nez droit et fin.
— Jusqu'au retour de l'autre, mais je compte sur toi pour faire tant et si bien qu'il conseille à notre dame de te garder à la place de Marthe.
— Et vous quitter ? Vous n'y pensez pas, mère.
— Tu me quitteras de toute façon, ma bécaroïlle. N'est-ce pas ce que t'a dit Mélusine ?
La jouvencelle se figea, tandis qu'amusée, Gersende replaçait derrière son oreille une mèche couleur châtaigne échappée de la longue natte.
— Parlerais-je en dormant ? demanda Algonde, penaude d'avoir dissimulé à sa mère la raison pour laquelle la fée l'avait sauvée de la noyade dans les eaux tumultueuses du Furon.
— Non point, mais je te connais bien, mon Algonde, et te voir faire avec Mathieu m'a suffi pour comprendre ton
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