Le Chant des sorcières tome 1
avait grimacé, demandé l'autorisation de s'en aller à présent que le maître était en pleine santé et disparu dès qu'il l'eut remerciée.
Gersende avait fait de même, sitôt que, ragaillardi, Jacques de Sassenage avait réclamé à boire et à manger. En cuisine, maître Janisse avait actionné ses soufflets pour redonner de la braise sous son pot de bouillon, puis enfourné deux perdrix et une tourte aux girolles en sifflotant d'aise. Une maison où le seigneur est malade végète avec lui et s'épanouit dès qu'il est guéri. La nouvelle avait couru jusqu'au village et l'aubergiste avait offert une tournée de cervoise à qui passait devant sa devanture.
Seule Algonde était restée en retrait. Car elle savait bien, comme sa mère, la vraie nature du mal qui avait touché le baron Jacques et les raisons pour lesquelles il avait guéri, indépendamment des potions qu'il avait absorbées.
Précautionneusement pour ne pas éveiller sa mère, elle se leva de son lit, passa sur sa chemise de nuit un mantel de laine fine, mais négligea ses souliers qui auraient fait grincer le parquet. Elle se dirigea à pas comptés vers la porte, l'ouvrit et se faufila sur le palier. Dans un renfoncement de mur, une lanterne allumée répandait une douce clarté. Algonde eût pu s'en saisir, mais elle savait qu'elle n'en aurait pas l'utilité. Elle grimpa l'escalier, passa devant la porte de maître Janisse qui logeait au-dessus d'elles avec ses marmitons et gagna le dernier étage du donjon. Gersende l'avait chargée de la clef de la chambre maudite. Le plus silencieusement qu'elle put, Algonde la fit jouer dans la serrure et entra. Un chat-huant poussa son cri. La jouvencelle s'enferma dans la pièce, un frémissement étrange le long des reins, fait à la fois d'angoisse et d'excitation, face aux objets délabrés qui meublaient la pièce autrefois splendide.
Le haut lit dont les rideaux grenat déchirés semblaient des toiles d'araignées monstrueuses. Ses montants rongés par l'humidité. La courtepointe crevée jusqu'au matelas de paille par la gourmandise des souris. Les tapis et les tapisseries recouverts de poussière, fanés à l'endroit où avait percé la lumière au travers des planches clouées hier encore devant la fenêtre. Le tabouret près du fuseau sur lequel une laine sale et torve n'espérait plus être filée. Le pare-vue jadis tendu de papier huilé qui n'était plus qu'un rempart troué et masquait mal la baignoire de la fée.
Baignés par la lueur blafarde que la pleine lune leur offrait, les objets paraissaient misérables et tout à la fois empreints d'un mystère que la lumière crue du jour leur avait ôté. Le regard d'Algonde s'arrêta sur la cheminée. Des cendres se soulevaient par intermittence à la faveur d'un vent lourd avant de retomber sur les chenets de bronze ou à côté sur le parquet. Un rat fila à travers la pièce et disparut derrière une pierre disjointe du mur. Algonde ne s'en émut pas. Son œil accrochait à présent au manteau de la cheminée la trace laissée par le portrait sur bois qu'avec sa mère elle avait emporté et caché.
En un instant, elle se revit quatre jours plus tôt, pénétrant dans cette pièce pour la première fois, l'appréhension mêlée à la curiosité.
Ses yeux avaient eu du mal à s'habituer à la pénombre.
— Aide-moi, avait exigé Gersende en se dirigeant vers la fenêtre condamnée.
Après avoir serpenté dans son sillage entre les meubles, le cœur accéléré du moindre bruit alentour, la jouvencelle s'était arc-boutée à l'exemple de sa mère pour arracher une des planches. Elle avait cédé sans effort tant le bois en était pourri par les intempéries. La lumière avait envahi la pièce. Une des lames de parquet, abîmée par l'eau qui s'était infiltrée au fil des années, avait craqué sous le talon de la jouvencelle. Algonde avait dû appuyer sa main à la paroi pour se dégager, distraite un instant de ce qui l'entourait.
— Ainsi donc, c'était vrai !
La voix troublée de sa mère à ses côtés l'avait fait se retourner. Le regard d'Algonde avait suivi le sien vers la cheminée. Le souffle lui avait manqué et elle avait dû s'adosser au mur, renfonçant sans y prendre garde son soulier dans le trou dont elle venait de se libérer.
« Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible… » avait répété en boucle une voix dans sa tête qui ne parvenait à franchir ses lèvres. De toute évidence, ce portrait
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