Le Chant des sorcières tome 1
Montoison tituba sur ses jambes et s'appuya d'une main au mur. Le jour grandissait par une des fenêtres. Accordant à son corps le temps de se reprendre, il balaya l'espace du regard. Sur le dossier d'une chaise, ses vêtements lavés et rapiécés encouragèrent son projet.
Deux heures à peine après avoir avalé son bouillon la veille, il était tant affamé qu'il avait convaincu sœur Albrante de lui faire porter du consistant. Il avait dévoré à pleines dents sous l'œil médusé de sœur Marie. Sa survie, tout autant que cette récupération miraculeuse, restait pour lui un grand mystère. Sœur Albrante semblait être la seule à ne pas en paraître surprise en vérité. S'il avait eu plus de temps, il lui aurait demandé de lui en confier le secret. D'autant que de nouveau, la faim le tenait.
Il assura son pas, s'agaça de sa lenteur, mais finit par se saisir de ses affaires. Il enfila ses braies puis ses heuses, râla intérieurement du peu de dextérité de son épaule qu'une cicatrice grossière zébrait encore, ajusta sa chemise puis son pourpoint et enfin sa jaquette, avant de s'apercevoir que son baudrier manquait, ainsi que son épée. Les moniales avaient dû les lui confisquer, jugeant qu'il n'en avait pas l'utilité. Il refusa de se laisser contrarier. Le temps pressait. L'office achevé, les religieuses s'activeraient. Quant à Laurent de Beaumont, ne pouvant agir en ces murs pour le réduire au silence, il devait le prendre de vitesse, rejoindre ses hommes et lui tendre une embuscade. Si le baron succombait dans un bosquet, on accuserait un de ces brigands que l'on trouve parfois en forêt.
Il s'avança dans la salle, satisfait de voir que sa détermination lui donnait plus d'allant que son premier contact avec le sol ne l'avait laissé espérer, pour se renfrogner devant la couche de son rival. Les draps étaient ramenés au pied du lit. L'oiseau s'était envolé. Il se glissa dans la cour. De la chapelle, un chant liturgique s'élevait. Il se faufila jusqu'aux écuries et trouva son cheval qui mâchonnait quelques brins de paille dans la main du palefrenier, sans doute réveillé par Laurent de Beaumont au moment de son départ.
Philibert de Montoison n'hésita qu'un instant. Faire seller son destrier par l'homme qui bâillait à s'en décrocher la mâchoire aurait été trop long. D'autant, pour ce qu'il s'en souvenait, que l'homme était atteint de débilité. Inutile en conséquence d'espérer le contraindre à forcer sa nature. S'il se laissait surprendre par les moniales, on l'empêcherait de partir, le jugeant trop faible. Quant à justifier son empressement, il n'en était pas question. Si l'animal, reconnaissant l'odeur de son maître, avait relevé les oreilles, visiblement, le palefrenier n'avait pas quant à lui décelé sa présence. Philibert de Montoison se glissa précautionneusement derrière lui, en habitué des approches discrètes, et lui décocha un coup derrière l'oreille. L'homme s'effondra sans bruit dans ses bras. Lorsqu'il s'éveillerait dans un recoin, sur la paille où Philibert de Montoison le coucha, il aurait oublié qu'on l'y avait aidé. Le chevalier étira son épaule endolorie par l'effort et s'activa.
Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte qu'on lui avait ouverte sans difficulté et lançait son cheval au galop sur la route du Sud, sans même une arme pour se garder.
L'affaire qui justifiait ces mesures radicales avait commencé deux ans plus tôt, bien loin de la terre de France.
L'empereur ottoman Mehmed II avait plusieurs fils dont Bayezid et Djem, son cadet, à qui il avait promis le trône. Mehmed II était un homme fort et volontaire qui avait vaincu la puissante Constantinople et l'avait rebaptisée Istanbul. Il se trouvait ce 3 mai 1481 à la tête d'un immense Empire, pensait avoir le temps de régler sa succession et se rengorgeait d'avoir donné à ses fils le gouvernement de lointaines provinces. Bayezid et Djem s'appliquaient à leur fonction lorsque la mort prit Mehmed II par traîtrise. L'homme chargé de prévenir Djem fut capturé en chemin. De sorte que lorsque Djem en fut informé, son frère était déclaré sultan à Istanbul. Six jours plus tard, Djem s'emparait de la ville d'Inegöl, dévouée à son frère. La guerre entre les deux hommes était commencée. Le 28 mai, l'armée de Bayezid était vaincue et Djem, se déclarant lui-même sultan d'Anatolie, faisait de Bursa sa capitale. Fort du principe de
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