Le Chant des sorcières tome 1
avait convoqué le menuisier pour qu'il répare le lit et les lames de plancher fatiguées, puis encastre une fenêtre vitrée dans la trouée de pierre. De même, la couturière était venue prendre les mesures pour changer les tentures. La tapisserie qui représentait une cour d'amour dominée par une jouvencelle au visage voilé avait été descendue pour être frottée de cendre puis rincée à l'eau de la rivière avant d'être mise à sécher sur l'herbe d'un pré voisin. Colportée par les petites mains qui avaient pénétré dans la pièce légendaire, la rumeur de son ouverture avait couru jusqu'au village, où l'on avait allumé des cierges pour se protéger de la colère éventuelle de la fée. Partout, au soir venu, on commentait l'affaire. Quelques fols s'en réjouissaient, la plupart bouclaient leurs volets, certains que la femme-serpent allait dans un vent mauvais balayer de son souffle démoniaque le village tout entier.
Le baron quant à lui était rentré en fin de matinée. Le simple bruit de ses bottes dans l'escalier avait paniqué la jouvencelle, qui s'était bouclée dans la chambre qu'elle achevait de cirer. Elle avait mis de longues minutes à s'apaiser, assise à même le sol, le dos contre le chambranle, les yeux rivés sur la cheminée et le passage secret qu'elle dissimulait. À sa frayeur avait succédé une haine renouvelée à l'égard de Mélusine.
Non, Algonde ne ferait pas le jeu d'êtres improbables. Lignée ou pas, elle était plus humaine que fée et entendait bien le rester. Ce n'était qu'une question de volonté.
Le baron n'était pas monté et elle s'était remise à l'ouvrage. None sonnait à l'église du village quand elle l'avait entendu depuis la croisée ouverte qui hélait le fauconnier. Elle s'était précipitée au rebord pour s'assurer qu'il partait chasser. Son cœur avait bondi dans sa poitrine. Sans doute attristé par son absence, Mathieu était planté dans la cour. La tête renversée en arrière, la main en visière au-dessus de la ligne épaisse des sourcils, il regardait vers la croisée. Déterminée à ne rien laisser paraître du tourment qui la rongeait, elle lui avait adressé un signe de la main. Il s'était fendu d'une courbette avant de lui envoyer un baiser et de tourner les talons au moment où le baron Jacques s'en venait sur son cheval, accompagné du fauconnier qui retenait un rapace sur son poing ganté. Comme Mathieu, il avait levé la tête vers le sommet de la tour. Algonde s'était écartée vitement de la croisée.
Lorsque, après le souper du baron, elle avait dû franchir le seuil de sa porte pour préparer son coucher, la morsure de la vouivre n'était plus qu'une brûlure qui marbrait sa peau d'une étoile noirâtre.
Algonde avait changé la chandelle puis ouvert le lit, résignée et tout à la fois effrayée. Le baron était entré dans la pièce. Elle lui avait fait face en baissant les yeux.
— Me veux-tu, Algonde ? avait-il demandé en s'approchant d'elle.
Elle aurait pu refuser. Il ne l'aurait pas contrainte. Elle avait hoché la tête et s'était laissé enlacer. Au petit jour, le ventre douloureux malgré la délicatesse qu'il avait mise à la déflorer, elle s'était levée pour vomir puis avait regagné sa chambre.
Gersende l'attendait, assise sur son lit en chemise de nuit, dans la lueur de la chandelle posée sur la table de chevet.
— C'est fait, avait dit Algonde.
— Dors. Je te remplacerai pour son lever.
À peine la courtine retombée derrière Gersende, ses vêtements ôtés, la jouvencelle avait approché son face-à-main de sa poitrine. Les veinules d'un noir d'encre qui partaient de la morsure couraient à présent sur le galbe des seins, et lui irriguaient bronches et poumons. Elle avait serré les dents sur un sursaut de colère et songé à Mathieu.
— Si le baron te touche, je le tuerai, avait-il menacé…
Il ne devrait pas savoir. Jamais.
Elle s'était effondrée, vaincue par le sommeil. S'était éveillée sous la main de sa mère qui la secouait.
— Il est presque midi. Lève-toi. Je t'ai préparé un bain de siège.
Algonde avait obéi, nettoyé le sang sur ses cuisses, puis s'était activée. Ce n'était qu'une journée comme les autres. Gersende avait vaqué à la préparation du mariage, Algonde était retournée au dernier étage du donjon pour vérifier l'avancée des travaux que sa mère avait commandés. Au soir suivant, le baron l'avait tout d'abord étreinte d'un baiser,
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