Le cheval de Troie
la déesse. On lui attribua un prêtre qui lui offrit les victimes les plus belles ; la fumée d’une blancheur de neige monta si rapidement dans le ciel qu’on sut aussitôt que sa nouvelle résidence lui plaisait. Comme elle avait dû haïr le réduit froid, humide et obscur dans lequel elle était confinée à Troie ! Son serpent sacré se glissa sous l’autel sans hésiter et redressa la tête pour laper sa soucoupe de lait et engloutir son œuf.
Une fois le rituel accompli, Ulysse, les autres rois et moi-même suivîmes Agamemnon chez lui pour participer au banquet. Aucun d’entre nous ne refusait jamais une invitation à dîner chez le roi des rois, qui disposait des meilleurs cuisiniers. Au menu, des fromages, des olives, différentes sortes de pain, des fruits, des viandes rôties, du poisson, des gâteaux au miel et du vin.
Nous étions tous pleins d’entrain. On riait, on plaisantait, le vin était excellent. Ménélas fit alors chanter l’aède. Tout Grec aime par nature les chants, les épopées et les odes de son pays.
L’aède nous chanta une des odes en honneur d’Héraclès. C’était un poète et un musicien raffiné. Agamemnon l’avait fait venir d’Aulis dix ans auparavant et on disait qu’il avait pour ancêtre Orphée en personne, le chanteur des chanteurs.
Il refusa d’interpréter les chants que divers invités lui demandèrent mais, pliant le genou devant Agamemnon, il lui fit cette requête :
— Seigneur, si cela t’agrée, j’ai composé un chant sur des événements plus proches de nous que les hauts faits des héros de jadis. Te plairait-il de l’entendre ?
Agamemnon inclina sa tête chenue.
— Chante, Alphide de Salmydessos.
Ce dernier caressa d’un doigt léger les cordes de sa lyre bien-aimée pour en tirer les accents émouvants d’une lente mélodie à la fois triste et glorieuse. Ce chant sur l’armée d’Agamemnon face aux murailles de Troie nous envoûta durant un long moment. Il se terminait par la mort d’Achille. La suite était trop triste. Il nous était bien pénible de repenser à Ajax.
Muse divine , élève mon âme , pour le ressusciter ,
Par mon chant fais-le revivre en son armure dorée !
Que ses pas sèment à nouveau la terreur alentours !
Qu’il franchisse hardiment la plaine aux sombres tours !
Parcourant la plaine avec audace ,
Tandis que les lanières martèlent sa cuirasse ,
Il brille comme l ’ astre dans le ciel azuré ,
Achille, héros sans lèvres, glorieux fils de Pélée !
Le cœur gros, nous applaudîmes l’aède, fort et longtemps. Il nous avait fait entrevoir ce qu’était l’immortalité, car son chant nous survivrait assurément.
Quand les applaudissements eurent cessé, je voulus être seul avec Ulysse. La présence de ces hommes me pesait, si grande était mon émotion. Je lançai un coup d’œil à Ulysse qui comprit et ne dit mot : la moindre parole aurait rompu le charme. Il se leva et se dirigeait vers la porte quand soudain le silence s’abattit sur la salle. Nous tournâmes tous la tête, et restâmes muets de stupéfaction.
Au premier abord la ressemblance était troublante ; nous étions encore sous le charme du chant, et il nous sembla que l’aède avait fait apparaître un fantôme pour écouter sa musique ; Achille en personne est venu écouter, pensai-je.
Puis je regardai plus attentivement le nouveau venu : ce n’était pas Achille. Cet homme était aussi grand et aussi large d’épaules, mais il était beaucoup plus jeune. Sa barbe était d’un blond plus foncé et ses yeux tiraient davantage sur l’ambre. Et il avait des lèvres.
Depuis combien de temps était-il là, nous l’ignorions, mais à en juger par la souffrance qu’exprimait son visage, assez longtemps pour entendre au moins la fin du chant.
Agamemnon se leva et lui tendit les bras.
— Néoptolème, fils d’Achille, sois le bienvenu.
Le jeune homme inclina gravement la tête.
— Merci. Je suis venu t’aider, mais j’ai embarqué avant… avant de savoir que mon père était mort. C’est par l’aède que je viens de l’apprendre.
— Est-il meilleure façon d’apprendre une si terrible nouvelle ? intervint alors Ulysse, se joignant à eux.
— Certes, soupira Néoptolème en baissant la tête. Pâris est-il mort ?
— Mort et enterré, répondit Agamemnon.
— Qui l’a tué ?
— Philoctète, avec les flèches d’Héraclès.
— Lequel d’entre vous est Philoctète ?
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