Le Chevalier d'Eon
retour à Londres, Beaumarchais s’enquiert des dernières nouvelles auprès de Morande, qui lui fait lire les articles du Morning Post et le met en garde contre l’humeur batailleuse du chevalier. Quant aux retrouvailles, laissons au chevalier le soin de les conter lui-même :
« Le 29 décembre, M. de Beaumarchais arrive à Londres sans me rien dire. Le lendemain 30, il envoie son valet de chambre sur les onze heures du matin, me dire que monseigneur Caron de Beaumarchais est arrivé fort fatigué de ses courses. Moi qui, depuis deux mois, par maladie, n’étais pas sorti réellement deux fois de ma chambre, je m’habille pour l’aller trouver chez lui, et lui envoie l’hôte de ma maison, pour savoir s’il veut dîner chez moi. Il me fait faire réponse que non, qu’il dînait chez son ami Morande, et qu’il fallait que je fosse de ce dîner. Je l’accepte par complaisance ; j’arrive chez Beaumarchais, je le trouve riant, folâtrant avec les deux frères Morande ; je le félicite sur son bon visage de Paris, en comparaison de celui qu’il avait emporté de Londres en novembre. Il me répond que son mal n’était pas au visage, et qu’il était peu dangereux pour les hommes. Je fais semblant de ne pas comprendre l’impolitesse de son discours dans ma position. Un instant après, son valet de chambre, ainsi que le frère cadet de M. de Morande sortent : l’aîné reste seul avec M. Caron et moi.
«Aussitôt, le sieur de Beaumarchais me chante une chanson qu’il a composée, dit-il, à Paris tout exprès sur lui et moi, dans laquelle lui joue le rôle de la femme, et moi celui de l’homme ; rôles qui, par parenthèse, nous convenaient parfaitement.
« Peu de temps après, il fit tomber la conversation sur Y Avis au public que j’avais fait insérer dans le Morning Post des 13 et 14 novembre dernier ; je lui dis que je n’aurais jamais donné au public cet avis, si des personnes qu’il connaissait bien n’avaient pas, par des paragraphes précédents, cherché à allumer de nouveau le feu des polices sur mon sexe, feu qui ne tendait qu’à me faire mourir de chagrin.
«Aussitôt, le fameux Beaumarchais, avec une colère et une dignité d’ambassadeur très extraordinaire, s’est levé, chapeau sur la tête, pour me dire, avec un ton de colère et d’emportement capable d’intimider toutes les personnes de mon sexe, que mon avis inséré dans le Morning Post du 13 novembre dernier était mal écrit, sans esprit, sans tournure, bête, sot et impertinent, depuis le commencement jusqu’à la fin ; que d’ailleurs j’avais manqué à ma parole d’honneur. Aussitôt, je me suis levé de ma chaise, en colère, ai mis mon chapeau sur la tête, et ai déclaré, en bon français, au sieur de Beaumarchais que la négociation et des négociateurs tels que lui pouvaient s’aller faire foutre, et lui ai demandé si Caron avait quelque chose à répondre à cela. Comme il est resté interdit et n’a répondu que par des bêtises, je l’ai laissé chez lui et, le lendemain matin, j’ai pris une chaise de poste pour me rendre au château de lord Ferrers, dans le comté de Leicester, où je suis resté pendant les mois de janvier et février de cette année {180} . »
Le ton monte
Le lendemain, d’Éon reçoit un mot badin et amical de Beaumarchais qui se dit « tout ému de la vive et féminine colère » manifestée par la chevalière la veille au soir, et du mâle compliment d’adieu dont elle les a gratifiés (allusion à la sommation de se faire foutre !). Il lui reproche néanmoins son emportement, et lui fait d’amères plaintes sur son ingratitude ; bref, il tente par des accents tout de douceur et de gravité, mêlés de propositions habilement sous-entendues, d’attendrir et de ramener à lui la brebis égarée. Mais d’Éon avait quitté Londres pour le château de lord Ferrers à Staunton-Harold, et ne reçut le poulet qu’avec une quinzaine de retard. Croyant tout espoir de conciliation définitivement enterré, Beaumarchais change de ton : la galanterie de l’amoureux fait place aux ruses du politique. Persuadé que sa « dragonne » possède encore des papiers secrets, il en exige la restitution, tout en lui conseillant la plus entière soumission à son souverain. Sa lettre du 9 janvier 1776 est un petit chef-d’œuvre de roublardise enrobée de tendresse amoureuse :
« En quelque endroit de l’Angleterre que vous
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