Le Chevalier d'Eon
il est aussi impossible à mon courage de se défendre à présent qu’il l’a été à ma sagesse de le prévoir. [...]
« Je suis fille et vieille, par conséquent d’un caractère un peu extraordinaire. Jamais créature n’eut moins d’attachement que moi pour l’argent mais je sais que je suis vieille et que je serai bientôt oubliée et abandonnée ; je ne puis vivre un moment avec la crainte de manquer de pain. »
Suit la liste précise de toutes ses réclamations, depuis sa pension de 12 000 livres qui ne lui a pas été versée intégralement jusqu’aux dettes à ses créanciers londoniens toujours pas remboursés, et qu’il s’en voudrait d’abandonner « en levant l’ancre sans rien dire », et son titre de censeur royal qu’on ne lui a pas restitué. En outre, il exige le grade de colonel, étant à cette heure le capitaine le plus âgé du royaume, et insinue qu’il possède encore des papiers secrets ne figurant pas à l’inventaire du 4 novembre 1775 ; il ne les remettra, menace-t-il, qu’après avoir obtenu satisfaction.
Que Beaumarchais l’ait attaqué dans son honneur en publiant son annonce dans le Morning Post, qu’il ait eu l’audace de parler de « vive et féminine colère » à propos de sa réponse pour réfuter ses assertions mensongères et infamantes, d’Éon ne peut l’admettre. Il ne veut pas que le public anglais devienne « la dupe des faiseurs de police qui regardent son sexe comme la roue de fortune ou la mine du Pérou ». Cette fois, il ne plaisante plus avec Beaumarchais. Il lui parle d’homme à homme, si l’on peut dire !, pour aborder l’affaire de son changement de sexe. « Si vous étiez dans ma triste position, si vous deviez aux yeux de l’Europe entrer dans un couvent ou dans le monde comme une fille sage et vertueuse, voudriez-vous qu’il fût dit dans ce monde que vous avez fait fortune par votre sexe exposé aux yeux du public ? Je n’aurais jamais mis mon Avis dans la gazette du 13 novembre, si deux jours auparavant, il n’eût point paru dans la même gazette un avis tendant à rallumer le feu des polices. Vous avez trop d’esprit et de pénétration pour en ignorer totalement l’auteur. Il était de mon devoir et de mon honneur de jeter un tonneau d’eau sur le feu. Je l’ai fait et je l’ai éteint. [...] Vos reproches déplacés m’ont brisé le cœur parce que vous l’avez attaqué par l’endroit le plus sensible qui était l’honneur. » Prudemment d’Éon achève sa lettre par quelques paroles d’apaisement qui portent le sceau de l’ambiguïté. « Je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr. Tout ce contraste de caractère irrité, qui malgré moi est en moi, et qui est exactement celui de ma mère et de ma sœur, fera sans doute faire à un philosophe comme vous mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes. Attribuez cela à nos vapeurs et à nos faiblesses. [...] Je suis et serai toujours votre tendre et fidèle amie : les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur {182} . »
Les désarrois d’une « fille extravagante »
Dans sa réponse, datée du 18 janvier {183} , Beaumarchais réfute point par point les prétentions de « sa tendre et fidèle amie » ; il lui reproche d’avoir conservé indûment des papiers secrets, de l’avoir escroqué de cent vingt mille livres, et la menace de faire opposition sur sa rente viagère auprès du Parlement. Et il ajoute : « Si j’envoyais votre misérable lettre en France, elle n’affligerait que vos amis ; tous vos adversaires en triompheraient justement. La voilà, diraient-ils, telle que nous l’avons toujours dépeinte. Ce n’est plus contre ses prétendus ennemis qu’elle exerce aujourd’hui ses folles et détestables ruses ; c’est contre son seul ami, celui qu’elle a nommé son appui, son libérateur et son père ! La voilà ! »
Mais d’Éon ne se tient pas pour battu. Aussitôt, il reprend la plume qu’il trempe cette fois dans le fiel, pour réclamer à nouveau son dû. Qu’on applique les clauses de la transaction ! qu’on lui paie ces « fortes sommes » qu’il attend toujours ! qu’on tienne parole, et il tiendra la sienne ! Cette longue lettre à Beaumarchais marque un changement de ton ; chaque mot tend à culpabiliser l’adversaire, à le faire rougir de sa goujaterie, à le faire tomber dans le piège
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