Le Chevalier d'Eon
passionnée, inimaginable pour un roi de France. Les partisans de Fox et ceux de Pitt rameutèrent des appuis par tous les moyens. Les candidats usaient aussi bien de la calomnie que des injures envers leurs adversaires contre lesquels ils lançaient les libelles les plus infamants qu’on distribuait aux coins des rues. Cependant « Fox, l’homme du peuple » fut battu et le fils de lord Chatham, le jeune Pitt, tory notoire soutenu par le roi, l’emporta. L’Angleterre apparaissait aux yeux de bien des Français comme un pays moderne où l’on ne s’ennuyait pas comme dans le royaume de France.
Cette fièvre politique intéressait d’Éon qui connaissait mieux l’Angleterre que la plupart des thuriféraires de son régime. On sait les liens qu’il entretenait avec le parti whig. Malgré sa conduite exemplaire depuis son exil à Tonnerre, on comprend que le ministre ait hésité à lui donner l’autorisation de partir pour Londres. On ne peut cependant s’empêcher de noter que son départ coïncide avec les débuts de l’instruction de la célèbre affaire du collier de la reine. Sans entrer dans le détail de procédures complexes, il convient de rappeler que Vergennes, en tant que ministre des Affaires étrangères, avait plein pouvoir dans les cas d’extradition. Puisque l’extradition était impossible en Angleterre, il voulait alors faire enlever le comte de La Motte, complice de son épouse dans le vol du bijou qu’ils avaient démonté ensemble ; c’était ce monsieur qui avait vendu les diamants à des joailliers londoniens. Vergennes comptait sur la diligence de ses agents secrets outre-Manche, et rien n’empêche de penser qu’il ait confié une mission au chevalier-chevalière, lequel connaissait tous les milieux de la capitale britannique. Un tel ordre pouvait avoir été donné oralement et permettrait d’expliquer la date du départ de d’Éon, qui, en dépit de toutes ses folies, n’avait jamais trahi le roi. Quoi qu’il en soit, on ne trouve pas trace d’une quelconque intervention du chevalier-chevalière dans la longue traque dirigée contre le comte de La Motte et son enlèvement raté {255} qui rappelle étrangement les préparatifs mis en œuvre contre d’Éon par le comte de Guerchy quelques années plus tôt.
De la pointe de l’épée au fil du rasoir
D’Éon ne passait pas tout son temps plongé dans ses rêveries ésotériques ; il avait besoin d’exercice physique. On sait qu’il maniait l’épée avec autant d’art que d’élégance. Lors de son premier séjour à Londres, il s’entraînait chez Angelo, le meilleur maître d’armes d’Angleterre. Quelle n’avait pas été la surprise de ce dernier en retrouvant une grosse dame vêtue de soie noire, coiffée d’un bonnet surmonté d’un toupet rose, qui s’était penchée pour embrasser son fils sur les deux joues. Contre toute attente, la chevalière décida de reprendre son entraînement. Elle gardait la même agilité qu’auparavant. Un splendide mulâtre appelé le chevalier de Saint-Georges fréquentait assidûment la même salle d’armes. Il vivait à Londres depuis quelques années et faisait l’admiration des Anglais, pourtant assez peu portés sur l’escrime.
C’était le fils d’un riche planteur de la Guadeloupe, M. de Boulogne, et d’une esclave noire connue sous le nom de Belle Nanou. Son père qui l’avait pris en affection, découvrit chez ce garçon des dons exceptionnels pour les exercices physiques et... pour la musique. Son long corps musclé d’une souplesse rare lui permit de devenir un athlète accompli. Excellent cavalier, nageur infatigable, il tirait au pistolet avec une précision redoutable, mais surpassait tous ses contemporains dans l’art de l’escrime. Ses attaques étaient une suite ininterrompue de coups portés, et sa parade si serrée qu’on ne pouvait le toucher. M. de Boulogne l’envoya en France, à Rouen, auprès d’un maître réputé qu’il battit à plates coutures. À la mort de son père, il hérita d’une confortable rente et fut engagé en 1779 comme lieutenant de chasse du duc d’Orléans. En 1780, lorsque ce prince mourut, Saint-Georges décida de s’installer à Londres pour s’entraîner avec Angelo, lequel évoque dans ses mémoires ce garçon exceptionnel.
La réputation des escrimeurs et surtout celle de Saint-Georges excita la curiosité du prince de Galles ; il voulut assister à un grand « assaut d’armes
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