Le Chevalier d'Eon
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La prière d’une vierge
Tout aussi alerte que par le passé la chevalière se comportait à Londres comme une citoyenne britannique, privilégiée par ses hautes relations, en particulier par le prince de Galles. Ce dernier défrayait la chronique. En opposition ostensible avec ses parents, il soutenait les whigs et Fox leur leader. Mais sa critique n’avait rien de constructif ; elle s’apparentait plus à celle d’un enfant gâté, paresseux et insolent qu’à celle d’un homme politique réfléchi. Sa vie privée désordonnée, son train de vie dispendieux et ses dettes faisaient toujours scandale. Pour comble, il avait épousé secrètement une catholique, Mrs Fitzherbert, ce qui était interdit à l’héritier du trône d’Angleterre. Alors que Pitt, le Premier ministre, engageait une série de réformes d’ordre politique, économique et colonial, le roi tomba gravement malade au début de l’automne de 1788. Le malheureux George III était atteint de porphyrie, un mal mystérieux qui se manifestait par des douleurs abdominales accompagnées de troubles nerveux et psychiques. On parla de folie. Le souverain allait-il rester dans cet état ? recouvrer la raison ? mourir ? L’incapacité de la personne royale paralysait le gouvernement. On était bien obligé d’envisager une régence et tous les regards se tournaient évidemment vers le fils aîné du monarque. Alors que Fox déclarait que le prince de Galles devait exercer le pouvoir souverain en tant qu’héritier de la couronne, le Premier ministre affirmait qu’il ne pouvait pas devenir régent sans une décision du parlement. Les députés se mirent au travail pour élaborer une loi de régence dans un climat assez lourd.
La chevalière eut alors l’idée d’écrire une Épître aux Anglais dans les tristes circonstances présentes. Cet opuscule de quarante- huit pages, paru en novembre 1788, ne manque pas de surprendre et témoigne d’un changement radical dans la pensée de son auteur. Ce n’est ni le chevalier ni l’Amazone qui s’exprime, mais une prophétesse inspirée par les saintes Écritures, animée d’un profond amour en Jésus-Christ puisé dans la lecture de saint Augustin. Elle se présente comme une vierge solitaire vivant dans le silence de sa bibliothèque « qui voudrait pouvoir dire à Dieu comme saint Paul : si je vis encore dans ce corps mortel ce n’est pas moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi et j’y vis en la foi du fils de Dieu ». La maladie du roi est à ses yeux un châtiment envoyé par le ciel pour frapper l’Angleterre qui a perdu la foi. Dieu a prononcé un arrêt contre le souverain pour punir son peuple indigne. Aussi convient-il aux Anglais de faire pénitence ; s’ils ne prennent pas conscience de leur indignité, le Père tout-puissant redoublera ses coups, car rien ne se fait sans la volonté divine. Le Seigneur inflige des malheurs aux hommes pour ranimer leur foi : celui qui ne fait pas confiance à la Providence reste abattu et sans espérance tandis que le croyant animé de l’esprit de Dieu trouve dans son affliction des traits de ressemblance avec Jésus-Christ qui font toute sa joie. « Comprenons, dit-elle, que tout ce que le monde estime n’est qu’illusion et fantôme ; que ceux que le siècle regarde comme heureux sont réellement malheureux ; que la véritable félicité consiste à se reposer en Dieu seul, à adorer sa justice et à se soumettre à sa volonté dans les différents états où il nous veut. » Et la prophétesse de stigmatiser Londres, moderne Babylone, où l’on ne pense qu’à adorer le veau d’or. Elle s’en prend aux marchands, aux financiers, aux fournisseurs aux armées et à la marine, à tous les riches qui « commettent journellement de nouvelles injustices pour satisfaire leur luxe, leurs plaisirs et leur mollesse », et aux femmes impudiques. Elle fustige la cruauté de ces mauvais riches dont le « cœur se ferme aux cris redoublés de l’indigent » en suggérant au premier ministre de taxer les vices de ses concitoyens plutôt que leurs biens, « tels par exemple que le blasphème, le parjure, l’usure, le vol, la calomnie, la médisance, la chicane, les dettes, le viol, les dépôts d’argent, le larcin de l’honneur des filles, l’infidélité conjugale ; bientôt le trésor inépuisable de vos crimes, affirme-t-elle, serait un fond
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