Le Chevalier d'Eon
» chez lui, à Carlton House, au début du mois d’avril 1787. Les passes furent brillantes. Le prince fit l’honneur à M. de Saint-Georges de croiser le fer avec lui. Parmi les invités se trouvait Mlle d’Éon, qui ne fut pas la dernière à s’enthousiasmer à ce spectacle. Quelques jours plus tard, les journaux rendaient compte de la rencontre de Saint-Georges avec Mlle d’Éon à Carlton House en présence du maître des lieux entouré d’une nombreuse assistance. En dépit de ses soixante ans, de sa santé fragile et de sa robe recouvrant trois lourds jupons, l’Amazone para tous les coups de son adversaire avec une vivacité stupéfiante et finit par le toucher. Le prince de Galles félicita la moderne Pallas et lui offrit une paire de magnifiques pistolets. Mlle d’Éon fit preuve à cette occasion d’une modestie qui ne lui ressemblait guère. Elle minauda, mettant la cause de sa victoire sur le compte de la complaisance de son adversaire. Cet assaut consacra définitivement sa réputation d’escrimeur.
Ainsi la chevalière occupe-t-elle toujours le devant de la scène.
Pendant quelques mois, sa vie est exempte de soucis. Ses nombreux amis ne l’abandonnent pas et elle fait partie de la société du prince de Galles. Elle a suffisamment d’argent pour vivre agréablement. Lautem étant mort subitement, elle achète ses meubles, son argenterie, son linge et prend un long bail pour la totalité de la maison où elle entreprend d’importants travaux. Non seulement elle rénove l’ensemble du bâtiment, mais elle fait construire deux grandes caves voûtées sous le jardin et bâtir sur ce jardin une bibliothèque avec portes et fenêtres de fer capable de contenir trente mille volumes sans crainte du feu, les incendies étant fréquents à Londres. Elle a l’intention d’entreposer son vin de Tonnerre dans la cave afin de le vendre et de sous-louer une partie de la maison afin de ne plus dépenser un sou pour son logement.
Tonnerre lui semble loin. Elle en reçoit pourtant régulièrement des nouvelles ; des nouvelles parfois surprenantes : sa sœur Mme O’Gorman vient d’être emprisonnée par « ordre du roi » à la demande de son époux {258} ! On est venu l’arrêter à sept heures du matin alors qu’elle était auprès de sa mère. La vieille dame pleure et supplie la chevalière d’intervenir auprès de son beau-frère avec lequel elle a toujours entretenu de si bons rapports. Ne lui a-t-elle pas fait récemment obtenir le consulat de France en Irlande et la croix de Saint-Louis ? Oui mais voilà, Mme O’Gorman, dont le caractère a toujours été difficile et l’humeur changeante, a fait des dettes que son époux refuse de payer. Les créanciers réclament leur dû et M. O’Gorman est prêt à vendre tout le vin ainsi que le mobilier de la maison pour les régler. Mme d’Éon supplie la chevalière de s’adresser au baron de Breteuil pour demander la délivrance de sa fille. Toute la ville est en émoi et prend le parti de la prisonnière contre son mari. Décidément les d’Éon font toujours parler d’eux !
On ne sait pas précisément comment réagit l’Amazone mais sa mère resta dans ses meubles et sa sœur en prison, à Provins, où elle mourut au début de l’année 1788. Les relations furent momentanément rompues avec O’Gorman, mais reprirent au moment du décès de sa femme. C’est la chevalière qui le lui annonça : « Malgré la mésintelligence qui s’est élevée, mon cher beau-frère, entre vous et ma famille, lui dit-elle, je crois devoir vous faire parvenir une copie de la lettre de M. de Charnoy pour vous annoncer un événement aussi important que la mort de votre femme. Je ne pense pas que ce malheur vous afflige infiniment et vous direz volontiers :
“Cy gît ma femme ha ! qu’elle est bien Pour son repos et pour le mien."
À présent vous voilà libre et la paix rétablie dans votre ménage. Vous n’aurez pas de peine à trouver une autre femme plus riche, mais vous en aurez à en trouver une meilleure ! Je dois lui rendre la justice que sa tête était mauvaise mais l’intérieur de son cœur n’était pas méchant. Sa trop grande vivacité et sa trop grande jalousie étaient ses deux maladies mortelles. Si elle eût été plus riche et si elle vous eût moins aimé, vous auriez été tous deux plus heureux.
Je vous souhaite tout le bonheur possible à l’avenir. Si vous passez à Londres, vous
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